jeudi 17 mai 2012

Five Easy Pieces / Cinq Pièces Faciles (1970) de Bob Rafelson et Drive, He Said / Vas-y, Fonce (1971) de Jack Nicholson


Le cinéma dit du « Nouvel Hollywood » n’a été que partiellement étudié et de nombreuses œuvres, souvent des premiers films sans lendemain, n’ont pas été revues. Une programmation dédiée à Jack Nicholson à la Filmothèque du Quartier Latin nous ainsi permis de découvrir Cinq Pièces Faciles et Vas-y, Fonce

En termes de production, ces films sont emblématiques du Nouvel Hollywood : il s’agit de deux fruits de la firme indépendante BBS, distribués par la Columbia et tournes par des réalisateurs inexpérimentés (c’est le second film de Rafelson, le premier de Nicholson[1]), pour des petits budgets (aux alentours d’un million de dollars). Par ailleurs, les deux films réunissent quelques uns des noms-phares du Nouvel Hollywood, à commencer par Jack Nicholson, vedette de Cinq Pièces Faciles et réalisateur de Vas-y, Fonce. On retrouve aussi au casting des deux films Karen Black, actrice essentielle du mouvement, trop méconnue et très talentueuse (elle joue ici des rôles assez opposés). Notons aussi que figurent au générique des deux films de Vas-y, Fonce Robert Towne et Henry Jaglom[2].

Cinq Pièces Faciles et Vas-y, Fonce épousent l’air du temps. Les deux films disent le malaise de la jeunesse à travers la recherche de soi d’un jeune homme : Robert Eroica Dupea (Jack Nicholson), dans Cinq Pièces Faciles, a la trentaine mais il est encore un débutant dans l’existence[3] ; Hector (William Tepper), dans Vas-y, Fonce, termine ses études dans une université dont il défend les couleurs au sein de l’équipe de basketball. Entre Robert, dans la vie active, et Hector, toujours étudiant, il y a en filigrane le diplômé Benjamin Braddock, du Lauréat, ce personnage matriciel de toute une partie du cinéma des années 70. Et, comme Benjamin, Robert et Hector ne savent pas où ils vont. Les personnages hésitent entre plusieurs projets de vie et ne se reconnaissent pas dans les différents choix qui s’offrent eux. 

Les films, satiriques par essence, avec ce que cela implique d’outrances, opposent deux caricatures : celle de la société bourgeoise et celle de la contestation. Rafelson et Nicholson ridiculisent la bourgeoisie. Dans Cinq Pièces Faciles, la toute bergmanienne famille Dupea, se compose exclusivement d’artistes névrosés qui vivent isolés du monde. Les handicaps physiques dont souffrent les Dupea sont le reflet de leur inadaptation à la vie moderne. Dans Vas-y, Fonce, Richard, le professeur n’est qu’un lâche (il ne veut pas aborder les sujets qui fâchent avec Hector) et un homosexuel refoulé (il laisse son épouse coucher avec Hector pour garder le basketteur auprès de lui). Olive, sa femme, semble enfermée dans une existence inutile, ennuyeuse, errant dans les supermarchés avec les autres femmes de professeurs.

La contestation n’est pas non plus épargnée par Rafelson et Nicholson. Celle-ci est reléguée à l’arrière-plan dans Cinq Pièces Faciles mais occupe une place centrale dans Vas-y, Fonce et ce dès les premières séquences où un commando de militants perturbe un match de basket et rejouent notamment la célèbre photo de l’exécution du militant vietcong.  Les autostoppeuses de Cinq Pièces Faciles passent pour des cinglées : elles rabâchent les mêmes obsessions et mettent en garde sans fin contre la saleté du monde. Dans Vas-y, Fonce, le militant junkie Gabriel, archange de la révolution, finit par libérer, nu, les animaux du laboratoire de biologie du campus. Cette dérisoire opération de libération, vient conclure l’itinéraire d’un prophète perpétuellement défoncé qui tient du cas psychiatrique. 

La méchanceté de ces portraits vient rappeler que le Nouvel Hollywood, loin d’être en accord avec les mouvements contestataires des années 60 qui le précèdent, critique les excès des hippies tout en invitant le spectateur à se réjouir de leur fronde contre une société conformiste. Ainsi, le Gabriel de Vas-y, Fonce, amuse le spectateur quand il sème le désordre dans un camp de recrutement de l’armée mais, en définitive, le film le fait passer pour un illuminé. En somme, le nouveau cinéma américain des années 60-70 reprend à son compte les ambiguïtés et le sens du compromis du cinéma hollywoodien, oscillant entre un progressisme de bon ton et un conservatisme malgré tout.

Que reste-t-il comme choix valable pour les héros de Cinq Pièces Faciles et Vas-y, Fonce ? Une femme (Catherine, dans Cinq Pièces Faciles ; Olive dans Vas-y, Fonce) leur apparait un instant comme la garantie d’un apaisement, comme la condition d’un épanouissement mais elle se refusera à suivre le héros. En définitive, les personnages, véritables « insurgés du cadre »[4], semblent opter pour la fuite, une issue que les films ne présentent pas comme une réelle résolution des conflits intérieurs. Cinq Pièces Faciles et Vas-y, Fonce mettent donc en œuvre des dramaturgies en crise. En effet, le trajet des personnages a été insignifiant et le film les laisse à peu près à l’endroit où ils les avaient trouvés : Robert reprend la route tandis que Hector reste seul sur le campus.

Cinq Pièces Faciles et Vas-y, Fonce, photographiés avec des éclairages naturalistes, véhiculent le sentiment, jusqu’alors inédit dans le cinéma américain, d’être face à la réalité. Bowling alleys, terrains de baskets, shopping malls, restaurants d’autoroutes sont les nouveaux décors, bien réels, de ces films qui se prétendent ancrés dans la vie. En fait, il s’agit de véritables films de cinéma, écrits bien plus qu’improvisés : Cinq Pièces Faciles se base sur l’expérience de Rafelson, transcendée par l’excellente scénariste Carole Eastman (The Shooting et Puzzle of a Downfall Child) ; Vas-y, Fonce est tiré d’un roman d’un Jeremy Larner, futur lauréat de l’oscar du meilleur scénario pour The Candidate (1972). Mais la structure des films semble ouverte à tous les possibles et le jeu des comédiens privilégie une illusion de spontanéité. Cinq Pièces Faciles incarne peut-être le mieux cette double liberté : le film prend ainsi successivement la forme d’un drame prolétaire, d’un road-movie et d’une tragédie familiale ; par ailleurs, des séquences d’anthologie, comme celles dans l’embouteillage ou celle dans le restaurant d’autoroutes, permettent au très naturel Nicholson de laisser libre cours à son aisance, à ses facilités.

Cinq Pièces Faciles et Vas-y, Fonce présentent donc de nombreux traits communs. Cinq Pièces Faciles s’avère plus subtil, filant d’un point de vue musical l’opposition entres les deux univers du héros (la bande originale propose aussi bien du Tammy Wynette que du Frédéric Chopin) et complexifiant l’opposition bourgeoisie/contestation d’une exploration de la condition ouvrière. Le film de Rafelson fut un grand succès, à la fois public et critique (il rafla quatre nominations aux Oscars dont Meilleur film) ; Vas-y, Fonce rencontra l’échec.
07.03.12.


[1] Nicholson devait par la suite réaliser En Route Vers le Sud (1978) et The Two Jakes (1990).
[2] Jaglom devait réaliser son premier film pour BBS : A Safe Place (1971).
[3] Le titre, Five Easy Pieces, fait références à un manuel d’apprentissage du piano.
[4] Pour reprendre l’expression de Jean-Baptiste Thoret, dans Le Cinéma américain des années 70 (Cahiers du Cinéma, 2006.

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