jeudi 8 septembre 2011

*** Deux archétypes du Ninkyo Eiga : Meiji kyokyakuden - sandaime shumei / Le Sang de la Vengeance (1965) de Tai Kato et Showa zankyoden / Brutal Tales of Chivalry (1965) de Kiyoshi Saeki

En Occident, film de yakuza rime avec Takeshi Kitano ou, pour les cinéphiles, avec Kinji Fukasaku. Pourtant, le genre ne saurait se réduire à ces deux noms, représentants des développements tardifs d’un cinéma qui s’inscrit dans une histoire plus longue. Ainsi, le premier texte que j’ai pu lire sur le yakuza-eiga, l’incontournable article de Paul Schrader paru dans Film Comment, prend pour centre la forme classique du genre, le ninkyo eiga, ou film de yakuza chevaleresque.

L’industrie cinématographique japonaise traverse au milieu des années 60 une mutation en termes de genre : le jidai-geki et les films de samourai déclinent, le film de yakuza s’impose sur les écrans comme un genre très populaire. Ces tragédies du devoir, comme Schrader l’a justement montré, attirent en effet dans les salles aussi bien les étudiants contestataires, fascinés par la rébellion finale des héros, que les intellectuels conservateurs, obsédés par le sacrifice des yakuzas. 

Ces ninkyo eiga n’ont connu jusqu’à présent presque aucune diffusion en France. La rétrospective  de la Cinémathèque dédiée à la Toei nous a toutefois permis de découvrir deux archétypes du genre, Le Sang de la Vengeance et Brutal Tales of Chivalry, tous deux datant de 1965 et forgés sur une matrice strictement identique.
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Convention et tradition. Le Sang de la Vengeance et Brutal Tales of Chivalry épousent la même trame. Au début du film, le bon oyabun (parrain) est assassiné et le héros se retrouve amené à prendre la tête du clan, malgré les réticences initiales du fils du chef, écarté de la succession. Il rejette la vengeance, suivant les enseignements de son mentor, et renonce à la femme qu’il aime. Cette dernière se voit notifier cette décision lors d’un rendez-vous invariablement situé dans un parc au bord d’une rivière. Mais les membres du clan rival multiplient les manœuvres déloyales : ils pillent les livraisons de ciment et discréditent leur concurrent dans Le Sang de la Vengeance ; ils brûlent la charpente du marché en construction dans Brutal Tales of Chivalry.

Quand il ne peut plus reculer, le héros se résout à agir et il le fait seul, ultime sacrifice pour les siens. La dernière bobine du Sang de la Vengeance et de Brutal Tales est rigoureusement identique. Le yakuza marche la nuit dans les rues désertes. On entend la chanson-titre en fond, interprétée par la voix pure de Takakura ou hésitante de Tsuruta. Le héros se dénude l’épaule et laisse apparaitre son tatouage. Il sort sa courte épée avant de se lancer dans un carnage, impressionnant dans Brutal Tales of Chivalry, moins percutant dans Le Sang de la Vengeance (il est confiné dans une seule pièce). Le héros, bien que blessé, survivra et ira en prison. Mais la fin laisse entendre qu’à sa sortie, il retrouvera l’élue de son cœur.

Derrière Le Sang de la Vengeance et Brutal Tales of Chivalry , il y a donc ce même scénario qui  témoigne du caractère stéréotypé, « formulaic » comme disent les Américains, du film de yakuza. Les cartes mélodramatiques et comiques sont jouées avec sincérité dans ce cinéma populaire. Le Sang de la Vengeance et Brutal Tales of Chivalry témoignent aussi des mécaniques de l’industrie cinématographique japonaise.

La Toei y met en scène les deux grandes vedettes du film de yakuza : dans Le Sang de la Vengeance, Koji Tsuruta, utilisé par Fukasaku dans Guerre des Gangs à Okinawa ; et, dans Brutal Tales of Chivalry, son cadet Ken Takakura, vu dans le Yakuza de Sydney Pollack. Ils incarnent des héros stoïques, inébranlables. Verbe rare et regard intense, les deux acteurs sont des acteurs-nés, au sens où Gary Cooper ou John Wayne l’étaient : leur présence à l’écran est telle qu’ils dominent le cadre. Le Sang de la Vengeance et  Brutal Tales of Chivalry s’imposent comme des films de stars.

Aux antipodes de la renommée de leurs acteurs, les réalisateurs sont de parfaits inconnus. Neveu de Sadao Yamanaka, le Jean Vigo japonais, Tai Kato a une certaine réputation comme cinéaste de genre à la Toei : il signa trois volets de la série de La Pivoine rouge et est d’ailleurs référencé dans le dictionnaire critique d’Alexander Jacoby. Plus obscur encore (on ne sait même pas quand il est né), Kiyoshi Saeki, le réalisateur de Brutal Tales of Chivalry, a réalisé plusieurs suites de Brutal Tales ainsi qu’un épisode de Gendai Yakuza, la série dont fait partie Okita le Pourfendeur de Fukasaku. Un de ses films, Le Moine sacrilège (1968), avec Tamisaburo Wakayama, le frère de Shintaro Katsu, a été édité en DVD en France.

Dans le cas du Sang de la Vengeance comme dans celui de Brutal Tales of Chivalry, il s’agit d’un cinéma de studio, en couleurs et en cinémascope. Les extérieurs sont tournés en intérieurs et l’on a recours à une troupe de comédiens de seconds plans qui semble familière quand on a déjà vu trois films de la compagnie (le comique Kanbi Fujiyama se distingue toutefois dans Le Sang de la Vengeance). Notons que Junko Fuji tient le rôle féminin du Sang de la Vengeance tandis que Tetsuro Tanba incarne la voie de la modernité. Quant à Brutal Tales, il met en scène Ryo Ikebe, le Muraki de Fleur Pâle

Le Sang de la Vengeance et Brutal Tales of Chivalry illustrent le très grand succès (Brutal Tales initia une série de neuf films qui prit fin au début des années 70) du film de yakuza.  Une grande partie de la fascination qu’exercent ces films sur le spectateur nait de leur adhésion sans faille aux conventions du genre. Par ailleurs, cette inscription dans des codes cinématographiques rejoint le cœur ce qui est en jeu dans ces films : le respect de la tradition sur lequel nous reviendrons plus tard.

Moralité et politique. Paul Schrader, dans l’article précité, a constaté avec intelligence que, alors que le film de gangsters américain se focalisait sur la question de la mobilité sociale, le film de yakuza avait pour centre des enjeux moraux. Il est vrai que les héros oscillent entre le giri et le ninjo, entre l’obéissance et l’humanité. La dissociation entre l’une et l’autre marque la principale différence entre le film de yakuza et le film de samouraï. Le bushido venait d’être remis en cause au début des années 60 dans des films aussi virulents que Hara-Kiri et Contes cruels du Bushido et le film de yakuza est la conséquence de cette crise générique. Cependant, il apparait essentiel d’ajouter que les considérations politiques y sont également centrales.

Si l’époque varie dans les deux films que nous avons vus, elle reste marquée par une transition. En effet, Le Sang de la Vengeance, comme la série de La Pivoine rouge, se déroule à l’ère Meiji (1868-1912)  tandis que Brutal Tales prend pour décor l’ère Showa (1912-1989), et plus particulièrement l’après-guerre, annonçant en cela les Batailles sans Code d’Honneur de Fukasaku. Qu’importe le décalage temporel : le sujet dans tous les cas est clairement politique puisque le Japon traverse alors des mutations. Dans ce contexte, les yakuzas sont présentés comme les défenseurs d’un code de l’honneur qu’ils sont seuls à respecter. Les cinéastes insistent sur les conventions du « milieu » et ne se privent pas pour montrer dans leur intégralité de fastidieuses cérémonies, comme celle de la présentation (interminable et presque comique dans Brutal Tales) ou de l’intronisation (majestueuse dans Le Sang de la Vengeance). 

Conscients d’être un anachronisme criminel voué à disparaitre, les yakuzas n’en ont pas moins l’ambition de devenir des acteurs légitimes de la société moderne et de tenir le rôle qui est le leur : celui de défenseurs des intérêts des plus faibles (des petits marchands exploités dans Brutal Tales of Chivalry) et du Japon en général. L’érection d’un marché couvert, dans Brutal Tales et la construction d’infrastructures portuaires dans Le Sang de la Vengeance sont les enjeux des films dont la réalisation par les yakuzas est perçue comme une étape essentielle vers la prospérité et le progrès.

A chaque fois, les yakuzas se posent donc en chevaliers, en paladins qui incarnent une voie vers la modernité qui soit respectueuse de la modernité. A l’opposé, les gangs rivaux figurent une recherche du profit sans considération collective. Cet antagonisme trouve une traduction vestimentaire.  Dans Brutal Tales of Chivalry, le clan adverse arbore lunettes de soleil et blousons de cuir, comme dans un film de Fukasaku quand Takakura et ses compagnons sont encore en kimono. Le Sang de la Vengeance sépare les mauvais gangsters habillés à l’occidentale des bons yakuzas vêtus à l’ancienne. Entre les deux factions, Tetsuro Tanba représente le juste milieu entre la tradition et la modernité : partisan de l’industrialisation, il n’en renie pas pour autant son héritage.

Dans Le Sang de la Vengeance et Brutal Tales, les yakuzas acceptent une inévitable évolution vers la légalité au nom de l’avenir radieux du Japon, symbolisé dans l’ultime image du premier film par un train en marche.
02.07.11

Rétrospective Hammer au musée d’Orsay : le beau et le bête

Notre mois de mars aura été en grande partie consacré au cinéma d’épouvante. Alors que le Louvre programmait une passionnante et exigeante thématique sur les films de revenants, le musée d’Orsay nous proposait une sélection de quinze films de la firme britannique Hammer, spécialisée de la fin des années 50 au milieu des années 70 dans le film d’horreur.


Quelques clarifications pour commencer :

La Hammer, d’abord, ce n’est pas que des films d’horreur. En effet, le studio fut fondé dans les années 30 et eut une production bien plus diversifiée qu’on ne le pense. Il y eut tout d’abord au début des années 50 une série de films noirs à petit budget. Quand vint la grande période du film d’épouvante gothique, le studio ne se consacra pas exclusivement au genre et produisit également des films de cape et d’épée (comme des Robin des Bois et des films de pirates), des films exotiques (comme Les Etrangleurs de Bombay) ou des films préhistoriques (comme She ou Un Million d’Années avant Jésus-Christ)…  Le studio s’intéressa aussi aux figures de Sherlock Holmes (1959) et de Raspoutine (1965). Il y eut même une série de comédies, inconnue en France. Dommage que la rétrospective à Orsay n’ait pas donné un aperçu plus large de la riche production Hammer (plus de 100 films, tout de même) : il y a peut-être, au-delà des genres, une continuité esthétique ou thématique.

La Hammer, ensuite, ce n’est pas seulement Terence Fisher. Le cinéaste, adulé par les fans de cinéma d’épouvante, est un envahissant et réducteur synonyme de Hammer. Nous avons ainsi pu voir deux films de John Gilling qui n’échappent en rien aux codes et à l’esthétique mis en place par Fisher. Nul doute que la Hammer a donné leur chance à une poignée d’artisans aussi talentueux que Fisher et que la garantie de la qualité des films reposait moins dans la mise en scène que dans les équipes dévouées de ce studio familial. N’oublions pas non plus que la Hammer soutint des films de réalisateurs aussi renommés que Robert Aldrich (Trente secondes en Enfer) ou Joseph Losey (Les Damnés).

Pourquoi voir les films de la Hammer aujourd’hui ?

Parce que les films de la Hammer ont introduit une beauté et une qualité indéniables au cinéma d’épouvante. La force du studio, c’est de s’appuyer sur des techniciens particulièrement compétents pour offrir au spectateur un film qui soit soigné plutôt que bâclé. Car si les films Hammer restent des films tournés en quatrième vitesse pour des petits budgets, les intérieurs victoriens sont impeccables : il ne manque pas une colonnade torsadée dans les escaliers, pas un tableau raffiné au mur. De même, l’image en couleurs est particulièrement flamboyante et léchée tandis que des mouvements d’appareils complexes viennent magnifier des scènes qui auraient  pu être sans relief aucun. 

Les productions Hammer baignent dans une atmosphère gothique et romantique que l’on retrouve inchangée de film en film. Ces manoirs inquiétants et ces landes embrumées donnent envie d’aller faire des recherches du côté de la peinture allemande ou anglaise dont l’esthétique Hammer est manifestement l’héritière. La Femme reptile débute ainsi par la vision d’un arbre dans le clair de lune qui n’est pas sans évoquer Caspar David Friedrich. La Hammer, c’est l’association d’un soin absolu et de formules répétées jusqu’à l’absurde.

Ensuite, il convient de voir les films Hammer pour le plaisir très coupable que l’on ressent à l’égard de ces films  à formule (« formulaic » comme disent les Américains). Ce qui nous a frappé, c’est la distance que le public contemporain adopter face à c ces films. La peur que la Hammer suscitait dans les salles de quartier des années 60 a complètement disparu, il ne reste plus qu’une conscience postmoderne du ridicule des films, qu’un sentiment de supériorité face à des ficelles évidentes. Une des sources de joie les plus évidentes, à ce titre, demeure l’utilisation récurrente, quasi-systématique d’un tandem de personnages ultra stéréotypés : l’un est le savant rationaliste (Van Helsing, dans Le Cauchemar de Dracula ; le duc de Richleau, dans Les Vierges de Satan ; et  Sir Forbes, dans L’Invasion des Morts-vivants) et l’autre un incrédule jeune premier (Arthur, dans Le Cauchemar de Dracula[1] ; Rex, dans Les Vierges de Satan ; et Peter, dans L’Invasion des Morts-vivants).

Quand le savant pige vite ce qui cloche et conserve un air digne face au Mal, le jeune premier interrompt les explications scientifiques par des interjections incrédules et fond en larmes à répétition... Une question vient naturellement à l’esprit: les cinéastes avaient-ils conscience de faire des films pour adolescents et attardés assoiffés de « sensations fortes »? Se prenaient-t-ils au sérieux ? En tout cas, le spectateur d’Orsay riait à gorges déployées devant l’ineptie des dialogues  (Ah ! les formules protectrices des Vierges de Satan méritent la palme dans ce domaine!), devant la bêtise des personnages qui mettent des heures à se rendre à l’évidence de l’existence d’un monstre ou d’un phénomène que la seule lecture du titre du film suffit à savoir.
Venons-en aux films proprement dits :

La recette de la Hammer est incarnée à l’évidence par Horror of Dracula / Le Cauchemar de Dracula (1958). Ce film de Fisher marque la renaissance d’un des bons vieux monstres de la Universal des années 30 (une politique des reboots, dirait-on aujourd’hui) et voit l’introduction d’une sexualité inédite. Le comte n’est plus un mélancolique hongrois, c’est un suave aristocrate et un vrai ladykiller, c’est-à-dire à la fois un séducteur et un assassin. Il n’y a pas chez Terence Fisher d’ambigüité : le vampire est un amant, les femmes lui réservent une place dans leur lit, elles se donnent à lui. Et le sang coule à ses lèvres avec autant délectation que les donzelles reçoivent sa morsure. En faisant du vampire le cauchemar de tous les hommes, cet « autre » pour qui les femmes les quitteraient, cette première résurrection de Dracula offre donc un éclairage nouveau sur un thème que l’on pouvait penser rabâché. Et, pourtant, Fisher n’a pas peur de faire cliché : il débute son film par des gouttes de sang tombant sur le cercueil du comte… Quant au duel final entre Peter Cushing et Christopher Lee, c’est un mélange de course-poursuite à la Tom & Jerry et de morceau de bravoure exécuté avec virtuosité. Le Cauchemar de Dracula est un délice.

The Devil Rides Out / Les Vierges de Satan (1968) est une adaptation du romancier Denis Wheatley, spécialiste de l’occulte, par le célèbre auteur de science-fiction Richard Matheson. Dommage que la Hammer n’ait pas fait une série des aventures du comte de Richleau, menées ici à tambour battant par Terence Fisher ![2] Car c’est précisément son caractère feuilletonesque qui fait tout le sel de cette improbable histoire de secte sataniste menée par Charles Gray (le Blofeld des Diamants sont éternels) dont les plans de sabbats maléfiques sont contrariés par l’action de Christopher Lee (qui endosse, une fois n’est pas coutume, le costume de héros). Ce film efficace, situé dans une Angleterre des années 20 remarquablement reconstituée, commence sans tarder et les péripéties en tous genres (enlèvements, évasions, course-poursuite…) ne manquent pas. Mais, si les effets spéciaux datent un peu, on se réjouira de l’anthologie de l’imagerie « diabolique » (pentacles,  satan à tête de bouc, génies et bacchantes) que nous offre la Hammer. Un sommet de la rétrospective à Orsay.

Les films de John Gilling, The Plague of the Zombies / L’Invasion des Morts-vivants (1966) et The Reptile / La Femme reptile (1966) furent tournés à la suite en 1965 et illustrent peut-être le mieux le sentiment d’avoir à faire à une production de studio,à une production d’exploitation. Les mêmes décors (dont le manoir d’Oakley Court, quartier-général de la résistance française durant la seconde guerre mondiale, et une place de village de Cornouailles) et les mêmes acteurs (Jacqueline Pearce, aux airs de Juliette Gréco, et Michael Ripper, éternel second rôle) sont utilisés au service de scénarii différents et on se prend à imaginer que la Hammer est une sorte d’univers playmobil où l’on raconterait des histoires variées avec pour point de départ des éléments similaires.

Avec La Femme-reptile, la Hammer a fait une tentative (râtée) pour créer un monstre qui soit sien, par opposition au stock de créatures hérité de la Universal. Sauf que le maquillage de la dite femme-reptile est plus poétique qu’effrayant… A cela s’ajoute que le film se perd un peu en longueurs, à force de trajets dans la même grande demeure déserte. Bref, La Femme-reptile n’est probablement pas le meilleur des productions Hammer, même si elle conserve un vrai charme de série B. Pour sa part, L’Invasion des Morts-vivants fait partie, au même titre que The Last Man on Earth (1964), découvert récemment[3],  des films annonciateurs des œuvres de Romero et du cycle des zombies. Il illustre en effet la transition entre la figure traditionnelle du zombie vodou et la résurrection massive des revenants dans les films des années 70.

Par ailleurs, L’Invasion des Morts-vivants préfigure l’utilisation politique du mort-vivant. Il a été souvent dit que les deux films de John Gilling, faisant référence à un Orient lointain de la colonisation (Bornéo, pour La Femme reptile ; et Haiti pour L’Invasion des Morts-vivants), étaient des paraboles politiques. A vrai dire, les films de la Hammer utilisent avant tout l’Empire britannique comme une griffe du passé, comme un péché originel. Gilling semble déplorer la corruption morale causée par la colonisation et l’impact néfaste qu’a pu avoir cette expérience sur les élites britannique. Il est loin de s’indigner du traitement des indigènes dans les colonies. Il est vrai toutefois que l’aristocrate de L’Invasion des Morts-vivants utilise les zombies comme main d’œuvre bon marché pour sa mine. Les revenants, un prolétariat aliéné utilisé par des nantis impérialistes ?

Frankenstein and the Monster from Hell / Frankenstein et le Monstre de l’Enfer (1972) est le dernier film de Terence Fisher. La Hammer en 1972 est alors en plein déclin : elle est même sur le point de s’associer avec la Shaw Brothers, une compagnie hongkongaise spécialisée dans les arts martiaux ! Quant au cinéaste, renversé par une automobile pendant le montage des Vierges de Satan, il n’avait pas tourné depuis 1969 et Frankenstein doit mourir. Manifestement, Fisher n’en peut plus de ces productions d’horreur et entend bien renoncer au cinéma. D’où ce film fascinant qui crie le désenchantement, trahit l’épuisement d’un metteur en scène face à un genre qu’il a contribué à créer mais qu’il entend précipiter vers sa fin logique. En d’autres termes, Frankenstein et le Monstre de l’Enfer est au film d’horreur britannique ce qu’Un Flic de Jean-Pierre Melville est au polar français ou ce que Le Cimetière de la Morale de Kinji Fukasaku est au film de yakuza. 

Après un bref prologue, Terence Fisher centre son film sur une prison-asile dont l’intrigue ne sortira jamais. De toute façon, le ciel au-dehors est clairement peint : Frankenstein est donc réduit à ce laboratoire artificiel qui lui convient parfaitement. Car Frankenstein, interprété par un Peter Cushing famélique, n’est plus capable de rien (ses mains ont été détruites) et sa quête de re-création de la vie semble vaine (le monstre qu’il créée est suicidaire). Les Frankenstein de la Hammer sont réputés pour leur centrage sur le baron et pour la cruauté qui caractérise le personnage. Mais, ici,  le regard porté sur le démiurge est franchement sans appel : le scientifique continue ses expérimentations sans qu’elles soient destinées à prendre fin. La fin Frankenstein est une machine sans âme, condamné à la répétition. Tout cela n’a plus de sens. Et plus de beauté. 

Car, en termes d’esthétique, ce qui faisait la valeur de la Hammer a disparu. La photographie est d’une laideur inédite, privilégiant les éclairages bleutés. De plus, les décors accusent une pauvreté surprenante et le maquillage de la « créature », sorte de peluche poilue, est grotesque. Par ailleurs, le gore est ici de rigueur, jusqu’à plus soif (on jette à terre des baquets remplis d’yeux, on découpe des crânes en gros plan et on piétine des cervelles). La fin du film voit le monstre du titre être dépecé par la foule, image transparente des spectateurs se gorgeant du sang sur l’écran. 

Frankenstein et le Monstre de l’Enfer donne à voir un cinéma en pleine dégénérescence. Les éléments qui ont enthousiasmé le public sont encore là mais le film tourne à vide. La magie est brisée parce que la formule a été trop utilisée. On a dit que ce film de Fisher marquait son essoufflement, son incapacité à renouveler une énième fois le thème de Frankenstein. Mais ce point de vue témoigne d’une incompréhension du film : celui-ci est manifestement un adieu au film d’horreur, un genre que Fisher aimait et dont il assiste, dégoûté, à la disparition. Si l’on avait un doute sur la conscience que Terence Fisher avait de son travail, il s’envole à la vision de Frankenstein et le Monstre de l’Enfer.  A quoi bon faire un Frankenstein de plus, dit clairement Fisher à la fin de ce film ? Il a tenu sa promesse et ne revint plus à la mise en scène.

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La vision de ces cinq films de la Hammer nous a fourni une occasion unique de découvrir dans des conditions priviligiées ce pan du cinéma populaire anglais. Au cours de son âge d’or, la Hammer a donné de magnifiques livres d’images, de vraies bandes dessinées et, en même temps, de grands instants de rigolade nanardesque. La production du studio est un peu comme le Milon de Crotone : d’une beauté formelle indéniable mais d’une bêtise accablante. Les films de la Hammer, ou l’alliance du beau et du bête ?

10.04.11


[1] Interprété par Michael Gough, décédé récemment.
[2] La compagnie se contenta d’adapter Le Continent perdu en 1968, dirigé par Michael Carreras, par ailleurs en charge de la production de la compagnie, et, au moment de son déclin, Une vierge pour Satan, en coproduction avec des Allemands.
[3] Les deux films ne sont d’ailleurs pas sans parenté. Last Man on Earth avait d’abord été, et dès 1958, un projet de la Hammer. Persuadé qu’il ne passerait pas l’épreuve de la censure, la compagnie proposa à son partenaire et distributeur américain Robert Lippert de produire directement le film à son compte. La Hammer avait donc connaissance de I Am a Legend quand elle fit L’Invasion des Morts-vivants et rentra à l’occasion de cette production avortée en contact avec le romancier Richard Matheson, qui allait par la suite scénariser pour eux Fanatic (1965, de Silvio Narrizano) et Les Vierges de Satan (1968), évoqué plus haut.

**** Tengoku to Jigoku / Entre le Ciel et l’Enfer (1963) d’Akira Kurosawa



Œuvre méconnue dans la filmographie de Kurosawa, Entre le Ciel et l’Enfer est une des démonstrations les plus éclatantes du génie du cinéaste. Rarement on a vu un réalisateur aussi confiant dans la qualité de son matériau (ici tiré d’un roman d’Ed McBain) et dans sa capacité à  entretenir l’attention du spectateur par le seul jeu de sa mise en scène. Car Kurosawa a fait un choix audacieux en se lançant dans un film de près de 2h30, un film sans centre, qui connait plusieurs départs. En effet, comme le titre l’indique, Kurosawa, après avoir planté sa caméra dans la ville haute, plongera sans crier gare vers le bas, dans les bas-fonds.

Entre le Ciel et l’Enfer commence comme un huis clos dans le vaste living-room de la maison ultramoderne de Kingo Gondo, joué par le magistral Mifune. Dirigeant d’entreprise qui a gravi tous les échelons un à un, cet industriel doit faire face à un cas de conscience : doit-il payer pour la rançon  demandée par les kidnappeurs du fils de son chauffeur ? L’écran large du cinémascope permet à Kurosawa de traduire, par la simple disposition des personnages dans le cadre, leur position morale ou leur situation sociale. 

Une séquence extatique dans le shinkansen (espace confiné du train et temps distendu par la vitesse) règle la question de l’otage. Commence alors un nouveau film quand Kurosawa nous donne à voir le criminel. Il y a donc pur suspense puisque l’identité du coupable compte moins que la traque qui va mener à son arrestation. Gondo disparait de nos préoccupations et le film prend pour héros les hommes de l’inspecteur Tokura, campé par Tatsuya Nakadai. On est alors en plein « police procedural » : les méthodes de la police sont détaillées avec une grande minutie et le récit de l’enquête ne nous épargne aucune fausse piste. 

Le film bascule dans la peinture réaliste, voire la critique sociale, quand Entre le Ciel et l’Enfer explore le Yokohama des bars et des boites avec ses marins yankees en goguettes et sa jeunesse américanisée. Kurosawa s’attarde enfin dans les taudis presque fantasmatiques des drogués : des allées sombres où s’entassent des junkies faméliques aux airs de zombies. Le film, parti des sommets du miracle économique, a atteint la lie du Japon contemporain. L’arrestation du suspect ne tardera pas, au son d’un très ironique « It’s Now or Never » diffusé par la radio.

Survient l’ultime séquence, un face à face entre Gondo et Takeuchi, entre la victime et l’homme qui le hait. Leurs visages se superposent sur la vitre du parloir, soulignant ainsi leur identité, mais une grille les sépare. Les deux hommes ont beaucoup en commun, notamment d’avoir eu un plan machiavélique (l’un pour prendre le contrôle de la compagnie qui l’emploie, l’autre pour ruiner Gondo) et de revendiquer avec force les choix qu’ils ont faits. Puis, un rideau de fer descend et laisse Gondo seul et ruiné, face à son propre reflet.

Ce thème de la frontière entre criminel et justicier, la volonté de faire un film policier à l’américaine mais aux résonances morales et le décor d’une métropole grouillante frappée par la torpeur estivale invitent à comparer Entre le Ciel et l’Enfer à l’excellent Chien enragé. En 15 ans, Kurosawa a évolué d’un humanisme fataliste à un humanisme existentialiste. Dans Chien enragé, le policier et le voleur n’étaient séparés que par le hasard des situations sociales. Dans Entre le Ciel et l’Enfer, être d’un côté ou de l’autre de la loi résulte d’une décision responsable de la part de Gondo comme de Takeuchi, d’un acte de volonté assumé.

Kurosawa serait-il sartrien ? Il est permis de le penser, à la lueur de ce tour de force d’une profondeur indéniable. 

15.06.11

** The Tree of Life (2011) de Terrence Malick



On a trop souvent réduit Malick à un amoureux éperdu de la nature, cette dernière notion étant envisagée par opposition à la culture, sous l’influence de nos reliefs de cours de philo de terminale. Pourtant, la pensée de l’auteur des Moissons du Ciel était à la fois singulièrement intelligente (qui soulevait alors ces questions?) et particulièrement actuelle (le fatalisme était de rigueur dans les années 70) : Malick entendait la nature comme un mouvement cosmique souverain dans lequel se noient nos vaines actions humaines. 

Son dernier film en date, The Tree of Life, auréolé d’une Palme d’Or à Cannes, se base ainsi, si l’on en croit les premiers mots de la voix-off, sur l’opposition entre l’ordre de la nature, marquée par le conflit entre les éléments, et l’ordre de la grâce, caractérisée par la communion avec ce qui nous entoure. Durant la majeure partie de The Tree of Life, Malick matérialise cette opposition à travers une famille américaine des années 50. 

Le petit Jack est en effet partagé entre un père volontaire et exigeant (Brad Pitt) et une mère contemplative et passive (Jessica Chastain). Quand la photographie magnifie les différentes  lueurs du jour, la caméra, fluide, est comme en apesanteur. Sans cesse en mouvement, elle parvient à faire ressortir la découverte émerveillée ou effrayée du monde par les enfants, le choc de leur innocence aux réalités du monde adulte. La beauté de ces après-midis d’été, passés à courir dans la ville et les jardins des voisins, invite à regretter que le réalisateur ne s’y soit pas limité. Malheureusement, Malick décide ne pas résoudre le conflit initial et voudrait que nous nous convertissions à la grâce sans même que le récit nous y conduise. 

Mais cette affirmation péremptoire de la supériorité de la grâce n’est pas le plus grave puisque Malick a par ailleurs péché par ambition, une ambition que l’on n’avait pas du voir depuis 2001, l’Odyssée de l’Espace : l’arlésienne la plus célèbre du cinéma américain s’est en effet mis en tête de raconter en parallèle le big bang et les dinosaures. Ces séquences en images de synthèse, qui semblent être conçues pour démontrer la qualité d’un home cinema dernier cri, non seulement atterrent par leur prétention mais en plus n’apportent rien au drame émouvant de Jack et de sa famille.

A cela s’ajoutent des erreurs que l’on ne pardonne pas et qui trahissent l’affaiblissement récent du cinéma de Malick : l’imagerie, faite de lumières bleues espoir et de portes ouvrant sur des plages où marchent en paix les morts, sombre dans un symbolisme pauvre et simplet tandis que le film se perd dans une spiritualité indéfinie qui tient plus de l’intuition déiste et mystique que d’une religion affirmée avec la force de la foi. Le public de la salle des Champs Elysées a explosé de rire à la fin de la projection de The Tree of Life, signe qui ne trompe pas. Malick a échoué.

12.06.11

**** Dawn of the Dead / Zombie (1978) de George A. Romero


Dix ans après La Nuit des Morts-vivants, George Romero propose une variation sur la même matrice. Le film de 1968, tourné en pleine agitation politique et en plein conflit vietnamien, faisait des revenants le symbole des marginaux tenus à l’écart de la société américaine : les zombies valaient pour les noirs, les Indiens, les vétérans, les contestataires… Les scènes les plus fortes voyaient une fille tuer et manger ses parents, signe de la destruction de la cellule familiale, ou des gardes nationaux abattant un héros, pris par extension raciste pour un revenant.

En 1978, l’Amérique qu’observe Romero n’est plus la même et, par conséquent, le sens de Zombie différera. Les revenants ne sont plus des révoltés ; ils seront des consommateurs.  Changement révélateur : après une introduction chaotique, quasi-documentaire, le décor unique où se retranchent des survivants n’est plus une maison mais un centre commercial. 

Réduits à l’état de créatures inoffensives et somme toute pathétiques, mus uniquement par des réflexes d’acheteurs, les morts-vivants se rendent spontanément au « mall ». Dans des séquences drolatiques, ils errent dans les galeries commerçantes, ils montent et descendent les escalators par habitude. Ils se heurtent aux grilles des magasins. Sans volonté propre, ils parcourent les rayonnages sans but.

Les survivants ne sont pas moins obsédés par la consommation. Le centre commercial est pour eux un paradis puisqu’ils ont tout à leur portée, sans rien avoir à payer. Alors, stupidement, absurdement, ils accumulent et reproduisent sans y réfléchir les comportements de cette société qui n’existe plus. Ils finissent même par se sentir propriétaires de cet espace qu’ils ne font qu’occuper et, en se défendant contre des pillards, entraineront leur propre perte… Avec leur teint de peau très pâle (même le noir n’est pas très sombre de peau), les héros ont déjà des airs de zombies.

Les couleurs vives du film sont aux antipodes de l’esthétique amateur de La Nuit des Morts-vivants et Zombie s’avère gore à souhait mais il suscite moins l’horreur qu’un rire jaune. En effet, ce deuxième volet de la série des morts-vivants n’est pas un « shocker » mais une satire mordante (c’est le cas de le dire). Le propos féroce et alarmant de Romero néanmoins tout à fait terrifiant. La société de l’abondance et le consumérisme s’en prennent ici plein la gueule. 

Avec Zombie, le cinéaste a atteint une maturité indéniable. Romero nous aura prévenus.
24.04.11

*** Ringu / Ring (1998) d’Hideo Nakata


La découverte du cinéma de Romero m’avait alerté, la récente programmation sur les revenants au Louvre m’avait confirmé dans cette conviction : le cinéma d’épouvante est un vecteur de critique.

Ring a marqué un renouveau du cinéma d’épouvante japonais mais cette veine, appréciée au point de susciter un remake américain (par Gore Verbinski en 2002), ne sort pas de nulle part. La filiation avec le plus traditionnel kaidan-eiga est en effet évidente : la maléfique Sadako est, comme la Dame Oiwa, alias le Fantôme de Yotsuya, un esprit vengeur dont la seule présence suffit à tuer.

Le film d’Hideo Nakata commence sur un mystère : pourquoi des lycéens meurent-ils tous une semaine après avoir visionné une mystérieuse cassette vidéo ? Très vite malheureusement, le film s’éloigne de ce point de départ étonnant pour prendre la forme d’une enquête. L’héroïne journaliste, déchiffrant une série d’indices laissés dans la vidéo, découvre un secret enfoui depuis quarante ans dans une ile lointaine.

On se souviendra moins des péripéties feuilletonnesques que de l’idée magistralement mise en scène dans l’avant-dernière séquence : le « monstre » se trouvait littéralement dans la télévision. De la part d’un cinéaste qui débuta dans le porno pour marché VHS, le propos ne manque de frapper et sonne comme un avertissement contre un médium qui met les images les plus choquantes à la portée de n’importe qui.

La scène la plus terrifiante de ce film prenant reste probablement, outre l’apparition finale de Sadako, celle où l’héroïne se réveille et trouve son jeune fils en train de regarder la fameuse cassette. La situation semblerait banale et a été vécue par bien des familles mais elle prend ici une dimension différente. C’est toute la puissance du film de Nakata que de dresser ces parallèles entre une action quotidienne et le danger métaphorique qu’il implique.

Le cinéma s’est peu intéressé à la télévision, sa petite rivale. Celle-ci n’est perçue que comme un symbole de la solitude des hommes (Tout ce que le Ciel permet) ou comme le signe de l’éloignement de l’univers dans une représentation médiatisée (Bienvenue, Mister Chance). Pourtant, les relations entre les deux supports méritent d’être étudiées et nul doute que Ring, à ce titre, est incontournable.

Avec Ring, Hideo Nakata parle des dérives nées de la technologie, ce qui semble d’ailleurs être une constante de son œuvre. On notera aussi que la logique de contamination qui préside la conclusion de Ring ressemble ainsi à celle du virus informatique. Après une suite de Ring (1999), une suite au remake américain (2005) et un « kaidan » à l’ancienne (2007), le dernier film de Nakata en date, Chatroom (2010), a trait aux réseaux sociaux et poursuit la réflexion débutée par Ring.

22.05.11