jeudi 8 septembre 2011

**** Tengoku to Jigoku / Entre le Ciel et l’Enfer (1963) d’Akira Kurosawa



Œuvre méconnue dans la filmographie de Kurosawa, Entre le Ciel et l’Enfer est une des démonstrations les plus éclatantes du génie du cinéaste. Rarement on a vu un réalisateur aussi confiant dans la qualité de son matériau (ici tiré d’un roman d’Ed McBain) et dans sa capacité à  entretenir l’attention du spectateur par le seul jeu de sa mise en scène. Car Kurosawa a fait un choix audacieux en se lançant dans un film de près de 2h30, un film sans centre, qui connait plusieurs départs. En effet, comme le titre l’indique, Kurosawa, après avoir planté sa caméra dans la ville haute, plongera sans crier gare vers le bas, dans les bas-fonds.

Entre le Ciel et l’Enfer commence comme un huis clos dans le vaste living-room de la maison ultramoderne de Kingo Gondo, joué par le magistral Mifune. Dirigeant d’entreprise qui a gravi tous les échelons un à un, cet industriel doit faire face à un cas de conscience : doit-il payer pour la rançon  demandée par les kidnappeurs du fils de son chauffeur ? L’écran large du cinémascope permet à Kurosawa de traduire, par la simple disposition des personnages dans le cadre, leur position morale ou leur situation sociale. 

Une séquence extatique dans le shinkansen (espace confiné du train et temps distendu par la vitesse) règle la question de l’otage. Commence alors un nouveau film quand Kurosawa nous donne à voir le criminel. Il y a donc pur suspense puisque l’identité du coupable compte moins que la traque qui va mener à son arrestation. Gondo disparait de nos préoccupations et le film prend pour héros les hommes de l’inspecteur Tokura, campé par Tatsuya Nakadai. On est alors en plein « police procedural » : les méthodes de la police sont détaillées avec une grande minutie et le récit de l’enquête ne nous épargne aucune fausse piste. 

Le film bascule dans la peinture réaliste, voire la critique sociale, quand Entre le Ciel et l’Enfer explore le Yokohama des bars et des boites avec ses marins yankees en goguettes et sa jeunesse américanisée. Kurosawa s’attarde enfin dans les taudis presque fantasmatiques des drogués : des allées sombres où s’entassent des junkies faméliques aux airs de zombies. Le film, parti des sommets du miracle économique, a atteint la lie du Japon contemporain. L’arrestation du suspect ne tardera pas, au son d’un très ironique « It’s Now or Never » diffusé par la radio.

Survient l’ultime séquence, un face à face entre Gondo et Takeuchi, entre la victime et l’homme qui le hait. Leurs visages se superposent sur la vitre du parloir, soulignant ainsi leur identité, mais une grille les sépare. Les deux hommes ont beaucoup en commun, notamment d’avoir eu un plan machiavélique (l’un pour prendre le contrôle de la compagnie qui l’emploie, l’autre pour ruiner Gondo) et de revendiquer avec force les choix qu’ils ont faits. Puis, un rideau de fer descend et laisse Gondo seul et ruiné, face à son propre reflet.

Ce thème de la frontière entre criminel et justicier, la volonté de faire un film policier à l’américaine mais aux résonances morales et le décor d’une métropole grouillante frappée par la torpeur estivale invitent à comparer Entre le Ciel et l’Enfer à l’excellent Chien enragé. En 15 ans, Kurosawa a évolué d’un humanisme fataliste à un humanisme existentialiste. Dans Chien enragé, le policier et le voleur n’étaient séparés que par le hasard des situations sociales. Dans Entre le Ciel et l’Enfer, être d’un côté ou de l’autre de la loi résulte d’une décision responsable de la part de Gondo comme de Takeuchi, d’un acte de volonté assumé.

Kurosawa serait-il sartrien ? Il est permis de le penser, à la lueur de ce tour de force d’une profondeur indéniable. 

15.06.11

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire