jeudi 17 mai 2012

*** Das Gasthaus an der Themse / Le Requin harponne Scotland Yard (1962) d’Alfred Vohrer


Le cinéma populaire allemand des années 60 est marqué par la production de séries : les Winnetou, les Jerry Cotton, les Kommissar X ou les ‘Krimi’ remplissaient les salles Outre-Rhin. La série inspirée d’Edgar Wallace compte une trentaine de films produits par Rialto Films entre 1959 et 1972.[1] Le succès de ces films entraina même le développement d’une concurrence à travers les productions d’Artur Brauner, qui relança le docteur Mabuse.

Le Requin harponne Scotland Yard semble un exemple archétypal de ‘Krimi’ et le genre est reconnaissable dès les premières minutes : sur fond de musique jazzy envoûtante, un meurtre a lieu avant le générique, précédé de l’annonce, par une voix d’outre-tombe : « Hallo, hier spricht Edgar Wallace ». L’enquête est confiée à l’inspecteur Wade, de Scotland Yard, qui voit dans l’assassinat la marque d’un mystérieux génie criminel, le Requin. A vrai dire, cet improbable homme-grenouille fait plus rigoler que frissonner et, très vite, le spectateur en oublie même quelles sont les raisons des crimes du Requin. De toute façon, tout cela n’est pas très sérieux et les acteurs sur-jouent volontiers.

Flirtant volontiers avec le comique, Alfred Vohrer, un des grands artisans germanique de l’époque avec Harald Reinl, crée toutefois par le jeu des cadrages et des éclairages une atmosphère inquiétante, dans laquelle s’inscrit à merveille Klaus Kinski, dans un rôle secondaire. Alors même qu’il a été de toute évidence tourné en Allemagne, le film essaie mollement de faire croire qu’il se déroule dans une Angleterre mythique, intemporelle, celle des courses d’aviron et des quais embrumés de Whitechapel.[2] Pourtant, le cabaret, au centre du film, rappelle plus L’Opéra de Quat’ Sous ou L’Ange Bleu que Sherlock Holmes…

Evidemment, il est intéressant de s’interroger sur ce que ce spectacle familial, divertissant et sympathique, révèle sur l’Allemagne des années 60. Le Requin harponne Scotland Yard s’inscrit dans une filiation du sérial à la Mabuse, sauf que le film n’est pas, comme celui de Lang, le reflet de la société dans lequel il a été produit. Au contraire, le ‘Krimi’, comme la plupart des séries-phares d’après-guerre, définit l’Allemagne en creux, par défaut et trahit le malaise d’être allemand, le désir d’être autre.

09.03.12



[1] Voir à ce sujet le documentaire Frissons teutons (2011) de Olivier Schwehm.
[2] Notons que l’intrusion du twist vient toutefois créer une opposition entre le passé et le présent.

Five Easy Pieces / Cinq Pièces Faciles (1970) de Bob Rafelson et Drive, He Said / Vas-y, Fonce (1971) de Jack Nicholson


Le cinéma dit du « Nouvel Hollywood » n’a été que partiellement étudié et de nombreuses œuvres, souvent des premiers films sans lendemain, n’ont pas été revues. Une programmation dédiée à Jack Nicholson à la Filmothèque du Quartier Latin nous ainsi permis de découvrir Cinq Pièces Faciles et Vas-y, Fonce

En termes de production, ces films sont emblématiques du Nouvel Hollywood : il s’agit de deux fruits de la firme indépendante BBS, distribués par la Columbia et tournes par des réalisateurs inexpérimentés (c’est le second film de Rafelson, le premier de Nicholson[1]), pour des petits budgets (aux alentours d’un million de dollars). Par ailleurs, les deux films réunissent quelques uns des noms-phares du Nouvel Hollywood, à commencer par Jack Nicholson, vedette de Cinq Pièces Faciles et réalisateur de Vas-y, Fonce. On retrouve aussi au casting des deux films Karen Black, actrice essentielle du mouvement, trop méconnue et très talentueuse (elle joue ici des rôles assez opposés). Notons aussi que figurent au générique des deux films de Vas-y, Fonce Robert Towne et Henry Jaglom[2].

Cinq Pièces Faciles et Vas-y, Fonce épousent l’air du temps. Les deux films disent le malaise de la jeunesse à travers la recherche de soi d’un jeune homme : Robert Eroica Dupea (Jack Nicholson), dans Cinq Pièces Faciles, a la trentaine mais il est encore un débutant dans l’existence[3] ; Hector (William Tepper), dans Vas-y, Fonce, termine ses études dans une université dont il défend les couleurs au sein de l’équipe de basketball. Entre Robert, dans la vie active, et Hector, toujours étudiant, il y a en filigrane le diplômé Benjamin Braddock, du Lauréat, ce personnage matriciel de toute une partie du cinéma des années 70. Et, comme Benjamin, Robert et Hector ne savent pas où ils vont. Les personnages hésitent entre plusieurs projets de vie et ne se reconnaissent pas dans les différents choix qui s’offrent eux. 

Les films, satiriques par essence, avec ce que cela implique d’outrances, opposent deux caricatures : celle de la société bourgeoise et celle de la contestation. Rafelson et Nicholson ridiculisent la bourgeoisie. Dans Cinq Pièces Faciles, la toute bergmanienne famille Dupea, se compose exclusivement d’artistes névrosés qui vivent isolés du monde. Les handicaps physiques dont souffrent les Dupea sont le reflet de leur inadaptation à la vie moderne. Dans Vas-y, Fonce, Richard, le professeur n’est qu’un lâche (il ne veut pas aborder les sujets qui fâchent avec Hector) et un homosexuel refoulé (il laisse son épouse coucher avec Hector pour garder le basketteur auprès de lui). Olive, sa femme, semble enfermée dans une existence inutile, ennuyeuse, errant dans les supermarchés avec les autres femmes de professeurs.

La contestation n’est pas non plus épargnée par Rafelson et Nicholson. Celle-ci est reléguée à l’arrière-plan dans Cinq Pièces Faciles mais occupe une place centrale dans Vas-y, Fonce et ce dès les premières séquences où un commando de militants perturbe un match de basket et rejouent notamment la célèbre photo de l’exécution du militant vietcong.  Les autostoppeuses de Cinq Pièces Faciles passent pour des cinglées : elles rabâchent les mêmes obsessions et mettent en garde sans fin contre la saleté du monde. Dans Vas-y, Fonce, le militant junkie Gabriel, archange de la révolution, finit par libérer, nu, les animaux du laboratoire de biologie du campus. Cette dérisoire opération de libération, vient conclure l’itinéraire d’un prophète perpétuellement défoncé qui tient du cas psychiatrique. 

La méchanceté de ces portraits vient rappeler que le Nouvel Hollywood, loin d’être en accord avec les mouvements contestataires des années 60 qui le précèdent, critique les excès des hippies tout en invitant le spectateur à se réjouir de leur fronde contre une société conformiste. Ainsi, le Gabriel de Vas-y, Fonce, amuse le spectateur quand il sème le désordre dans un camp de recrutement de l’armée mais, en définitive, le film le fait passer pour un illuminé. En somme, le nouveau cinéma américain des années 60-70 reprend à son compte les ambiguïtés et le sens du compromis du cinéma hollywoodien, oscillant entre un progressisme de bon ton et un conservatisme malgré tout.

Que reste-t-il comme choix valable pour les héros de Cinq Pièces Faciles et Vas-y, Fonce ? Une femme (Catherine, dans Cinq Pièces Faciles ; Olive dans Vas-y, Fonce) leur apparait un instant comme la garantie d’un apaisement, comme la condition d’un épanouissement mais elle se refusera à suivre le héros. En définitive, les personnages, véritables « insurgés du cadre »[4], semblent opter pour la fuite, une issue que les films ne présentent pas comme une réelle résolution des conflits intérieurs. Cinq Pièces Faciles et Vas-y, Fonce mettent donc en œuvre des dramaturgies en crise. En effet, le trajet des personnages a été insignifiant et le film les laisse à peu près à l’endroit où ils les avaient trouvés : Robert reprend la route tandis que Hector reste seul sur le campus.

Cinq Pièces Faciles et Vas-y, Fonce, photographiés avec des éclairages naturalistes, véhiculent le sentiment, jusqu’alors inédit dans le cinéma américain, d’être face à la réalité. Bowling alleys, terrains de baskets, shopping malls, restaurants d’autoroutes sont les nouveaux décors, bien réels, de ces films qui se prétendent ancrés dans la vie. En fait, il s’agit de véritables films de cinéma, écrits bien plus qu’improvisés : Cinq Pièces Faciles se base sur l’expérience de Rafelson, transcendée par l’excellente scénariste Carole Eastman (The Shooting et Puzzle of a Downfall Child) ; Vas-y, Fonce est tiré d’un roman d’un Jeremy Larner, futur lauréat de l’oscar du meilleur scénario pour The Candidate (1972). Mais la structure des films semble ouverte à tous les possibles et le jeu des comédiens privilégie une illusion de spontanéité. Cinq Pièces Faciles incarne peut-être le mieux cette double liberté : le film prend ainsi successivement la forme d’un drame prolétaire, d’un road-movie et d’une tragédie familiale ; par ailleurs, des séquences d’anthologie, comme celles dans l’embouteillage ou celle dans le restaurant d’autoroutes, permettent au très naturel Nicholson de laisser libre cours à son aisance, à ses facilités.

Cinq Pièces Faciles et Vas-y, Fonce présentent donc de nombreux traits communs. Cinq Pièces Faciles s’avère plus subtil, filant d’un point de vue musical l’opposition entres les deux univers du héros (la bande originale propose aussi bien du Tammy Wynette que du Frédéric Chopin) et complexifiant l’opposition bourgeoisie/contestation d’une exploration de la condition ouvrière. Le film de Rafelson fut un grand succès, à la fois public et critique (il rafla quatre nominations aux Oscars dont Meilleur film) ; Vas-y, Fonce rencontra l’échec.
07.03.12.


[1] Nicholson devait par la suite réaliser En Route Vers le Sud (1978) et The Two Jakes (1990).
[2] Jaglom devait réaliser son premier film pour BBS : A Safe Place (1971).
[3] Le titre, Five Easy Pieces, fait références à un manuel d’apprentissage du piano.
[4] Pour reprendre l’expression de Jean-Baptiste Thoret, dans Le Cinéma américain des années 70 (Cahiers du Cinéma, 2006.

*** Adéla ještě nevečeřela / Adèle n’a pas encore diné (1977) de Oldrich Lipsky


Si je n’étais pas rentré un soir dans un certain bar praguois, je n’aurais pas fait une des rencontres cinématographiques les plus étonnantes qu’il m’ait été donné de vivre. En effet, passait à la télévision de ce débit de boisson l’étrange Adèle n’a pas encore diné dont les images m’ont aussitôt ravi. Les œuvres du cinéaste tchèque Oldrich Lipsky sont presque totalement inconnues en dehors de son pays, si l’on excepte Limonade Joe (1964) qui a connu une certaine distribution internationale, et Adèle n’a pas encore diné serait un de ses meilleurs films.

Adèle n’a pas encore diné s’aventure aux frontières du policier et du fantastique. Dans le Prague du début du XXème siècle, Lipsky  met en scène les aventures du héros populaire Nick Carter, le « plus célèbre détective d’Amérique », en lutte contre son ennemi juré, le Jardinier. Celui-ci a orchestré sa vengeance  autour d’Adèle, une plante carnivore qu’il entend bien nourrir avec le corps de Nick Carter. 

Derrière le film se dessine en filigrane un propos satirique : animé par un sens de supériorité aussi indémontable qu’injustifié, Nick Carter vient, dans la continuité du cow-boy de fantaisie Limonade Joe, incarner la bêtise américaine tandis que son adjoint, l’inspecteur Ledvina, s’avère une caricature de tchèque, obsédé par la bière et la charcuterie. 

Métamorphoses en série, séquences en dessin animé et course-poursuites en accéléré marquent ce film constamment inventif qui s’amuse des gadgets en tous genres utilisés par les protagonistes : fusils à lunette et combinaisons volantes font partie de la panoplie de Nick Carter et se posent en symboles d’une science-fiction charmante dont le futur se conjuguerait désormais au passé.

En somme, Adèle n’a pas encore diné ne ressemble à aucun autre film, si ce n’est peut-être, pour le motif de la plante carnivore, à La Petite Boutique des Horreurs (1960) de Roger Corman. Le film d’Oldrich Lipsky réussit l’exploit de renouer avec la féérie des premiers temps du cinéma tout en faisant montre d’une distance ironique très moderne.

04.05.12.

*** Beau Geste (1939) de William Wellman


Hollywood a toujours aimé les films exotiques, qui sentent bons le sable chaud, exsudent les fantasmes orientalistes et transpirent la propagande impérialiste. Les années 30 ont vu l’Amérique rêver de ces Empires coloniaux qu’elle n’avait pas, endosser le fardeau de l’homme blanc qu’elle ne portait pas. Quatre Plumes Blanches (1929, Schoedsack et Cooper), The Black Watch (1929, Ford), La Patrouille perdue (1934, Ford), Les Trois Lanciers du Bengale (1935, Hathaway), Clive of India (1935, Boleslawski), La Charge de la Brigade Légère (1936, Curtiz), Wee Willie Winkie (1937, Ford), Four Men and a Prayer (1938, Ford), Gunga Din (1939, Stevens) prennent ainsi pour toile de fond l’Empire britannique.[1]

Les films mettant en scène la légion étrangère représentent une variante française de cette veine mais ils jouent sur le même imaginaire chevaleresque, agrémenté d’une affection toute romantique pour les forçats de la gloire, pour les parias héroïques. C’est dans la littérature populaire, et en particulier avec des romans comme Under Two Flags (1867) de Ouida ou Beau Geste (1924) de P. C. Wren, que se crée d’abord le mythe de la légion étrangère. Le cinéma s’empare vite, dès le muet, de ce motif de la légion : Under Two Flags est adapté en 1916 avec Theda Bara[2] tandis que Tod Browning en signe en 1922 une autre version. En 1926, la Paramount rencontre un franc succès en adaptant Beau Geste, avec Ronald Colman, Neil Hamilton et Ralph Forbes, sous la direction d’Herbert Brenon. Deux suites sortiront : Beau Sabreur (1928), réalisé par John Waters, avec Gary Cooper, et Beau Ideal (1931), réalisé par Herbert Brenon, avec Ralph Forbes.

Le sous-genre se poursuit dans les années 30, au point où Laurel Hardy peuvent, en 1931 (Beau Hunks) et 1939 (The Flying Deuces), se livrer à de réjouissantes parodies.[3] Même des compagnies de Poverty Row s’attaquent alors au mythe de la légion : en 1933, un serial, The Three Muskeeters, prend pour cadre la légion tandis que la Monogram propose en 1937 The Legion of the Missing Men, avec Ralph Forbes. Les major companies ne sont pas en reste : la Fox sort en 1936 une nouvelle version de Under Two Flags, avec Ronald Colman et Victor McLaglen, sous la direction de Frank Lloyd ; la Paramount entreprend elle en 1939 une nouvelle version de Beau Geste. C’est William Wellman, metteur en scène chevronné, qui réalise le film, construit autour d’un casting de premier ordre.

Gary Cooper, alors au sommet de sa gloire, endosse le képi de Beau Geste. Il avait déjà rejoint la légion dans Beau Sabreur et dans Morocco (1931, Sternberg) et il connaissait bien Wellman, qui l’avait fait débuter, lui donnant un petit rôle dans Wings (1927) avant de le diriger en vedette dans The Legion of the Condemned (1928), aujourd’hui perdu. Ray Milland et Preston Foster campent les deux autres frères Geste tandis que Brian Donlevy joue les sergents sadiques. Susan Hayward campe  la promise de John Geste que ce film d’hommes relègue à une apparition au prologue et à la conclusion. Après tout, Beau Geste s’ouvre par un pseudo-proverbe arabe qui exalte l’union fraternelle.

Le film s’apparente donc à la définition d’un film réussi selon Howard Hawks : « une histoire d’amour entre hommes ». Le script, un classique écrit par Robert Carson, qui avait déjà scénarisé trois films de Wellman A Star is Born (1937), Men With Wings (1938) et The Light That Failed (1939), ménage des moments magnifiques que la mise en scène transcende. Ainsi, on retiendra la découverte du fort, vide, avec les cadavres aux créneaux ; les rires forcés des assiégés après le premier assaut ; et, surtout, la mort de Robert Preston, avec la caméra, oblique, qui suit la course éperdue de Ray Milland et le corps de son frère qui roule.

Malheureusement, dans Beau Geste comme souvent dans le cinéma hollywoodien, tout se joue naïvement dans l’enfance, située dans une Angleterre de studio. [4] Cette séquence vaut pour une répétition générale de la vie adulte. Elle explicite les aspirations héroïques des Geste et préfigure leur mort. Car Beau Geste (noter le jeu de mots) se pose en véritable chevalier des sables, prêt à tout sacrifier au nom de ce qui lui parait être son devoir : il endosse la culpabilité d’un vol qu’il n’a pas commis, il meurt sous un drapeau qui n’est pas le sien.

Gros succès pour la Paramount, Beau Geste reste dans les mémoires comme un des chefs d’œuvres du cinéma d’aventures exotiques hollywoodien.

06.03.12



[1] The Real Glory (1939, Hathaway) serait une variation étonnante sur les thèmes du cinéma colonial : le film, produit par Goldwyn, a pour cœur une expédition américaine contre des rebelles philippins. Jean-Loup Bourget, dans La Norme et la Marge (Armand Colin, 2005), soutient que le genre connait la naturalisation, l’américanisation et « est transposé à peu près tel quel dans un cadre westernien », notamment dans les films de cavalerie de Ford, le sergent irlandais joué par Victor McLaglen se substituant au sous-officier de l’Armée des Indes (pp. 173-175). Bourget recommande la lecture de Visions of Yesterday (1973, Routledge & Kegan Paul) de Jeffrey Richards.
[2] Ce film, probablement le premier film de légion, est considéré comme perdu.
[3] Dans ce registre parodique, noter le cartoon Little Beau Pépé (1952).
[4] Notons que c’est Donald O’Connor qui joue Geste enfant.