En Occident, film de yakuza rime avec Takeshi Kitano ou, pour les cinéphiles, avec Kinji Fukasaku. Pourtant, le genre ne saurait se réduire à ces deux noms, représentants des développements tardifs d’un cinéma qui s’inscrit dans une histoire plus longue. Ainsi, le premier texte que j’ai pu lire sur le yakuza-eiga, l’incontournable article de Paul Schrader paru dans Film Comment, prend pour centre la forme classique du genre, le ninkyo eiga, ou film de yakuza chevaleresque.
L’industrie cinématographique japonaise traverse au milieu des années 60 une mutation en termes de genre : le jidai-geki et les films de samourai déclinent, le film de yakuza s’impose sur les écrans comme un genre très populaire. Ces tragédies du devoir, comme Schrader l’a justement montré, attirent en effet dans les salles aussi bien les étudiants contestataires, fascinés par la rébellion finale des héros, que les intellectuels conservateurs, obsédés par le sacrifice des yakuzas.
Ces ninkyo eiga n’ont connu jusqu’à présent presque aucune diffusion en France. La rétrospective de la Cinémathèque dédiée à la Toei nous a toutefois permis de découvrir deux archétypes du genre, Le Sang de la Vengeance et Brutal Tales of Chivalry, tous deux datant de 1965 et forgés sur une matrice strictement identique.
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Convention et tradition. Le Sang de la Vengeance et Brutal Tales of Chivalry épousent la même trame. Au début du film, le bon oyabun (parrain) est assassiné et le héros se retrouve amené à prendre la tête du clan, malgré les réticences initiales du fils du chef, écarté de la succession. Il rejette la vengeance, suivant les enseignements de son mentor, et renonce à la femme qu’il aime. Cette dernière se voit notifier cette décision lors d’un rendez-vous invariablement situé dans un parc au bord d’une rivière. Mais les membres du clan rival multiplient les manœuvres déloyales : ils pillent les livraisons de ciment et discréditent leur concurrent dans Le Sang de la Vengeance ; ils brûlent la charpente du marché en construction dans Brutal Tales of Chivalry.
Quand il ne peut plus reculer, le héros se résout à agir et il le fait seul, ultime sacrifice pour les siens. La dernière bobine du Sang de la Vengeance et de Brutal Tales est rigoureusement identique. Le yakuza marche la nuit dans les rues désertes. On entend la chanson-titre en fond, interprétée par la voix pure de Takakura ou hésitante de Tsuruta. Le héros se dénude l’épaule et laisse apparaitre son tatouage. Il sort sa courte épée avant de se lancer dans un carnage, impressionnant dans Brutal Tales of Chivalry, moins percutant dans Le Sang de la Vengeance (il est confiné dans une seule pièce). Le héros, bien que blessé, survivra et ira en prison. Mais la fin laisse entendre qu’à sa sortie, il retrouvera l’élue de son cœur.
Derrière Le Sang de la Vengeance et Brutal Tales of Chivalry , il y a donc ce même scénario qui témoigne du caractère stéréotypé, « formulaic » comme disent les Américains, du film de yakuza. Les cartes mélodramatiques et comiques sont jouées avec sincérité dans ce cinéma populaire. Le Sang de la Vengeance et Brutal Tales of Chivalry témoignent aussi des mécaniques de l’industrie cinématographique japonaise.
La Toei y met en scène les deux grandes vedettes du film de yakuza : dans Le Sang de la Vengeance, Koji Tsuruta, utilisé par Fukasaku dans Guerre des Gangs à Okinawa ; et, dans Brutal Tales of Chivalry, son cadet Ken Takakura, vu dans le Yakuza de Sydney Pollack. Ils incarnent des héros stoïques, inébranlables. Verbe rare et regard intense, les deux acteurs sont des acteurs-nés, au sens où Gary Cooper ou John Wayne l’étaient : leur présence à l’écran est telle qu’ils dominent le cadre. Le Sang de la Vengeance et Brutal Tales of Chivalry s’imposent comme des films de stars.
Aux antipodes de la renommée de leurs acteurs, les réalisateurs sont de parfaits inconnus. Neveu de Sadao Yamanaka, le Jean Vigo japonais, Tai Kato a une certaine réputation comme cinéaste de genre à la Toei : il signa trois volets de la série de La Pivoine rouge et est d’ailleurs référencé dans le dictionnaire critique d’Alexander Jacoby. Plus obscur encore (on ne sait même pas quand il est né), Kiyoshi Saeki, le réalisateur de Brutal Tales of Chivalry, a réalisé plusieurs suites de Brutal Tales ainsi qu’un épisode de Gendai Yakuza, la série dont fait partie Okita le Pourfendeur de Fukasaku. Un de ses films, Le Moine sacrilège (1968), avec Tamisaburo Wakayama, le frère de Shintaro Katsu, a été édité en DVD en France.
Dans le cas du Sang de la Vengeance comme dans celui de Brutal Tales of Chivalry, il s’agit d’un cinéma de studio, en couleurs et en cinémascope. Les extérieurs sont tournés en intérieurs et l’on a recours à une troupe de comédiens de seconds plans qui semble familière quand on a déjà vu trois films de la compagnie (le comique Kanbi Fujiyama se distingue toutefois dans Le Sang de la Vengeance). Notons que Junko Fuji tient le rôle féminin du Sang de la Vengeance tandis que Tetsuro Tanba incarne la voie de la modernité. Quant à Brutal Tales, il met en scène Ryo Ikebe, le Muraki de Fleur Pâle.
Le Sang de la Vengeance et Brutal Tales of Chivalry illustrent le très grand succès (Brutal Tales initia une série de neuf films qui prit fin au début des années 70) du film de yakuza. Une grande partie de la fascination qu’exercent ces films sur le spectateur nait de leur adhésion sans faille aux conventions du genre. Par ailleurs, cette inscription dans des codes cinématographiques rejoint le cœur ce qui est en jeu dans ces films : le respect de la tradition sur lequel nous reviendrons plus tard.
Moralité et politique. Paul Schrader, dans l’article précité, a constaté avec intelligence que, alors que le film de gangsters américain se focalisait sur la question de la mobilité sociale, le film de yakuza avait pour centre des enjeux moraux. Il est vrai que les héros oscillent entre le giri et le ninjo, entre l’obéissance et l’humanité. La dissociation entre l’une et l’autre marque la principale différence entre le film de yakuza et le film de samouraï. Le bushido venait d’être remis en cause au début des années 60 dans des films aussi virulents que Hara-Kiri et Contes cruels du Bushido et le film de yakuza est la conséquence de cette crise générique. Cependant, il apparait essentiel d’ajouter que les considérations politiques y sont également centrales.
Si l’époque varie dans les deux films que nous avons vus, elle reste marquée par une transition. En effet, Le Sang de la Vengeance, comme la série de La Pivoine rouge, se déroule à l’ère Meiji (1868-1912) tandis que Brutal Tales prend pour décor l’ère Showa (1912-1989), et plus particulièrement l’après-guerre, annonçant en cela les Batailles sans Code d’Honneur de Fukasaku. Qu’importe le décalage temporel : le sujet dans tous les cas est clairement politique puisque le Japon traverse alors des mutations. Dans ce contexte, les yakuzas sont présentés comme les défenseurs d’un code de l’honneur qu’ils sont seuls à respecter. Les cinéastes insistent sur les conventions du « milieu » et ne se privent pas pour montrer dans leur intégralité de fastidieuses cérémonies, comme celle de la présentation (interminable et presque comique dans Brutal Tales) ou de l’intronisation (majestueuse dans Le Sang de la Vengeance).
Conscients d’être un anachronisme criminel voué à disparaitre, les yakuzas n’en ont pas moins l’ambition de devenir des acteurs légitimes de la société moderne et de tenir le rôle qui est le leur : celui de défenseurs des intérêts des plus faibles (des petits marchands exploités dans Brutal Tales of Chivalry) et du Japon en général. L’érection d’un marché couvert, dans Brutal Tales et la construction d’infrastructures portuaires dans Le Sang de la Vengeance sont les enjeux des films dont la réalisation par les yakuzas est perçue comme une étape essentielle vers la prospérité et le progrès.
A chaque fois, les yakuzas se posent donc en chevaliers, en paladins qui incarnent une voie vers la modernité qui soit respectueuse de la modernité. A l’opposé, les gangs rivaux figurent une recherche du profit sans considération collective. Cet antagonisme trouve une traduction vestimentaire. Dans Brutal Tales of Chivalry, le clan adverse arbore lunettes de soleil et blousons de cuir, comme dans un film de Fukasaku quand Takakura et ses compagnons sont encore en kimono. Le Sang de la Vengeance sépare les mauvais gangsters habillés à l’occidentale des bons yakuzas vêtus à l’ancienne. Entre les deux factions, Tetsuro Tanba représente le juste milieu entre la tradition et la modernité : partisan de l’industrialisation, il n’en renie pas pour autant son héritage.
Dans Le Sang de la Vengeance et Brutal Tales, les yakuzas acceptent une inévitable évolution vers la légalité au nom de l’avenir radieux du Japon, symbolisé dans l’ultime image du premier film par un train en marche.
02.07.11