jeudi 8 septembre 2011

Rétrospective Hammer au musée d’Orsay : le beau et le bête

Notre mois de mars aura été en grande partie consacré au cinéma d’épouvante. Alors que le Louvre programmait une passionnante et exigeante thématique sur les films de revenants, le musée d’Orsay nous proposait une sélection de quinze films de la firme britannique Hammer, spécialisée de la fin des années 50 au milieu des années 70 dans le film d’horreur.


Quelques clarifications pour commencer :

La Hammer, d’abord, ce n’est pas que des films d’horreur. En effet, le studio fut fondé dans les années 30 et eut une production bien plus diversifiée qu’on ne le pense. Il y eut tout d’abord au début des années 50 une série de films noirs à petit budget. Quand vint la grande période du film d’épouvante gothique, le studio ne se consacra pas exclusivement au genre et produisit également des films de cape et d’épée (comme des Robin des Bois et des films de pirates), des films exotiques (comme Les Etrangleurs de Bombay) ou des films préhistoriques (comme She ou Un Million d’Années avant Jésus-Christ)…  Le studio s’intéressa aussi aux figures de Sherlock Holmes (1959) et de Raspoutine (1965). Il y eut même une série de comédies, inconnue en France. Dommage que la rétrospective à Orsay n’ait pas donné un aperçu plus large de la riche production Hammer (plus de 100 films, tout de même) : il y a peut-être, au-delà des genres, une continuité esthétique ou thématique.

La Hammer, ensuite, ce n’est pas seulement Terence Fisher. Le cinéaste, adulé par les fans de cinéma d’épouvante, est un envahissant et réducteur synonyme de Hammer. Nous avons ainsi pu voir deux films de John Gilling qui n’échappent en rien aux codes et à l’esthétique mis en place par Fisher. Nul doute que la Hammer a donné leur chance à une poignée d’artisans aussi talentueux que Fisher et que la garantie de la qualité des films reposait moins dans la mise en scène que dans les équipes dévouées de ce studio familial. N’oublions pas non plus que la Hammer soutint des films de réalisateurs aussi renommés que Robert Aldrich (Trente secondes en Enfer) ou Joseph Losey (Les Damnés).

Pourquoi voir les films de la Hammer aujourd’hui ?

Parce que les films de la Hammer ont introduit une beauté et une qualité indéniables au cinéma d’épouvante. La force du studio, c’est de s’appuyer sur des techniciens particulièrement compétents pour offrir au spectateur un film qui soit soigné plutôt que bâclé. Car si les films Hammer restent des films tournés en quatrième vitesse pour des petits budgets, les intérieurs victoriens sont impeccables : il ne manque pas une colonnade torsadée dans les escaliers, pas un tableau raffiné au mur. De même, l’image en couleurs est particulièrement flamboyante et léchée tandis que des mouvements d’appareils complexes viennent magnifier des scènes qui auraient  pu être sans relief aucun. 

Les productions Hammer baignent dans une atmosphère gothique et romantique que l’on retrouve inchangée de film en film. Ces manoirs inquiétants et ces landes embrumées donnent envie d’aller faire des recherches du côté de la peinture allemande ou anglaise dont l’esthétique Hammer est manifestement l’héritière. La Femme reptile débute ainsi par la vision d’un arbre dans le clair de lune qui n’est pas sans évoquer Caspar David Friedrich. La Hammer, c’est l’association d’un soin absolu et de formules répétées jusqu’à l’absurde.

Ensuite, il convient de voir les films Hammer pour le plaisir très coupable que l’on ressent à l’égard de ces films  à formule (« formulaic » comme disent les Américains). Ce qui nous a frappé, c’est la distance que le public contemporain adopter face à c ces films. La peur que la Hammer suscitait dans les salles de quartier des années 60 a complètement disparu, il ne reste plus qu’une conscience postmoderne du ridicule des films, qu’un sentiment de supériorité face à des ficelles évidentes. Une des sources de joie les plus évidentes, à ce titre, demeure l’utilisation récurrente, quasi-systématique d’un tandem de personnages ultra stéréotypés : l’un est le savant rationaliste (Van Helsing, dans Le Cauchemar de Dracula ; le duc de Richleau, dans Les Vierges de Satan ; et  Sir Forbes, dans L’Invasion des Morts-vivants) et l’autre un incrédule jeune premier (Arthur, dans Le Cauchemar de Dracula[1] ; Rex, dans Les Vierges de Satan ; et Peter, dans L’Invasion des Morts-vivants).

Quand le savant pige vite ce qui cloche et conserve un air digne face au Mal, le jeune premier interrompt les explications scientifiques par des interjections incrédules et fond en larmes à répétition... Une question vient naturellement à l’esprit: les cinéastes avaient-ils conscience de faire des films pour adolescents et attardés assoiffés de « sensations fortes »? Se prenaient-t-ils au sérieux ? En tout cas, le spectateur d’Orsay riait à gorges déployées devant l’ineptie des dialogues  (Ah ! les formules protectrices des Vierges de Satan méritent la palme dans ce domaine!), devant la bêtise des personnages qui mettent des heures à se rendre à l’évidence de l’existence d’un monstre ou d’un phénomène que la seule lecture du titre du film suffit à savoir.
Venons-en aux films proprement dits :

La recette de la Hammer est incarnée à l’évidence par Horror of Dracula / Le Cauchemar de Dracula (1958). Ce film de Fisher marque la renaissance d’un des bons vieux monstres de la Universal des années 30 (une politique des reboots, dirait-on aujourd’hui) et voit l’introduction d’une sexualité inédite. Le comte n’est plus un mélancolique hongrois, c’est un suave aristocrate et un vrai ladykiller, c’est-à-dire à la fois un séducteur et un assassin. Il n’y a pas chez Terence Fisher d’ambigüité : le vampire est un amant, les femmes lui réservent une place dans leur lit, elles se donnent à lui. Et le sang coule à ses lèvres avec autant délectation que les donzelles reçoivent sa morsure. En faisant du vampire le cauchemar de tous les hommes, cet « autre » pour qui les femmes les quitteraient, cette première résurrection de Dracula offre donc un éclairage nouveau sur un thème que l’on pouvait penser rabâché. Et, pourtant, Fisher n’a pas peur de faire cliché : il débute son film par des gouttes de sang tombant sur le cercueil du comte… Quant au duel final entre Peter Cushing et Christopher Lee, c’est un mélange de course-poursuite à la Tom & Jerry et de morceau de bravoure exécuté avec virtuosité. Le Cauchemar de Dracula est un délice.

The Devil Rides Out / Les Vierges de Satan (1968) est une adaptation du romancier Denis Wheatley, spécialiste de l’occulte, par le célèbre auteur de science-fiction Richard Matheson. Dommage que la Hammer n’ait pas fait une série des aventures du comte de Richleau, menées ici à tambour battant par Terence Fisher ![2] Car c’est précisément son caractère feuilletonesque qui fait tout le sel de cette improbable histoire de secte sataniste menée par Charles Gray (le Blofeld des Diamants sont éternels) dont les plans de sabbats maléfiques sont contrariés par l’action de Christopher Lee (qui endosse, une fois n’est pas coutume, le costume de héros). Ce film efficace, situé dans une Angleterre des années 20 remarquablement reconstituée, commence sans tarder et les péripéties en tous genres (enlèvements, évasions, course-poursuite…) ne manquent pas. Mais, si les effets spéciaux datent un peu, on se réjouira de l’anthologie de l’imagerie « diabolique » (pentacles,  satan à tête de bouc, génies et bacchantes) que nous offre la Hammer. Un sommet de la rétrospective à Orsay.

Les films de John Gilling, The Plague of the Zombies / L’Invasion des Morts-vivants (1966) et The Reptile / La Femme reptile (1966) furent tournés à la suite en 1965 et illustrent peut-être le mieux le sentiment d’avoir à faire à une production de studio,à une production d’exploitation. Les mêmes décors (dont le manoir d’Oakley Court, quartier-général de la résistance française durant la seconde guerre mondiale, et une place de village de Cornouailles) et les mêmes acteurs (Jacqueline Pearce, aux airs de Juliette Gréco, et Michael Ripper, éternel second rôle) sont utilisés au service de scénarii différents et on se prend à imaginer que la Hammer est une sorte d’univers playmobil où l’on raconterait des histoires variées avec pour point de départ des éléments similaires.

Avec La Femme-reptile, la Hammer a fait une tentative (râtée) pour créer un monstre qui soit sien, par opposition au stock de créatures hérité de la Universal. Sauf que le maquillage de la dite femme-reptile est plus poétique qu’effrayant… A cela s’ajoute que le film se perd un peu en longueurs, à force de trajets dans la même grande demeure déserte. Bref, La Femme-reptile n’est probablement pas le meilleur des productions Hammer, même si elle conserve un vrai charme de série B. Pour sa part, L’Invasion des Morts-vivants fait partie, au même titre que The Last Man on Earth (1964), découvert récemment[3],  des films annonciateurs des œuvres de Romero et du cycle des zombies. Il illustre en effet la transition entre la figure traditionnelle du zombie vodou et la résurrection massive des revenants dans les films des années 70.

Par ailleurs, L’Invasion des Morts-vivants préfigure l’utilisation politique du mort-vivant. Il a été souvent dit que les deux films de John Gilling, faisant référence à un Orient lointain de la colonisation (Bornéo, pour La Femme reptile ; et Haiti pour L’Invasion des Morts-vivants), étaient des paraboles politiques. A vrai dire, les films de la Hammer utilisent avant tout l’Empire britannique comme une griffe du passé, comme un péché originel. Gilling semble déplorer la corruption morale causée par la colonisation et l’impact néfaste qu’a pu avoir cette expérience sur les élites britannique. Il est loin de s’indigner du traitement des indigènes dans les colonies. Il est vrai toutefois que l’aristocrate de L’Invasion des Morts-vivants utilise les zombies comme main d’œuvre bon marché pour sa mine. Les revenants, un prolétariat aliéné utilisé par des nantis impérialistes ?

Frankenstein and the Monster from Hell / Frankenstein et le Monstre de l’Enfer (1972) est le dernier film de Terence Fisher. La Hammer en 1972 est alors en plein déclin : elle est même sur le point de s’associer avec la Shaw Brothers, une compagnie hongkongaise spécialisée dans les arts martiaux ! Quant au cinéaste, renversé par une automobile pendant le montage des Vierges de Satan, il n’avait pas tourné depuis 1969 et Frankenstein doit mourir. Manifestement, Fisher n’en peut plus de ces productions d’horreur et entend bien renoncer au cinéma. D’où ce film fascinant qui crie le désenchantement, trahit l’épuisement d’un metteur en scène face à un genre qu’il a contribué à créer mais qu’il entend précipiter vers sa fin logique. En d’autres termes, Frankenstein et le Monstre de l’Enfer est au film d’horreur britannique ce qu’Un Flic de Jean-Pierre Melville est au polar français ou ce que Le Cimetière de la Morale de Kinji Fukasaku est au film de yakuza. 

Après un bref prologue, Terence Fisher centre son film sur une prison-asile dont l’intrigue ne sortira jamais. De toute façon, le ciel au-dehors est clairement peint : Frankenstein est donc réduit à ce laboratoire artificiel qui lui convient parfaitement. Car Frankenstein, interprété par un Peter Cushing famélique, n’est plus capable de rien (ses mains ont été détruites) et sa quête de re-création de la vie semble vaine (le monstre qu’il créée est suicidaire). Les Frankenstein de la Hammer sont réputés pour leur centrage sur le baron et pour la cruauté qui caractérise le personnage. Mais, ici,  le regard porté sur le démiurge est franchement sans appel : le scientifique continue ses expérimentations sans qu’elles soient destinées à prendre fin. La fin Frankenstein est une machine sans âme, condamné à la répétition. Tout cela n’a plus de sens. Et plus de beauté. 

Car, en termes d’esthétique, ce qui faisait la valeur de la Hammer a disparu. La photographie est d’une laideur inédite, privilégiant les éclairages bleutés. De plus, les décors accusent une pauvreté surprenante et le maquillage de la « créature », sorte de peluche poilue, est grotesque. Par ailleurs, le gore est ici de rigueur, jusqu’à plus soif (on jette à terre des baquets remplis d’yeux, on découpe des crânes en gros plan et on piétine des cervelles). La fin du film voit le monstre du titre être dépecé par la foule, image transparente des spectateurs se gorgeant du sang sur l’écran. 

Frankenstein et le Monstre de l’Enfer donne à voir un cinéma en pleine dégénérescence. Les éléments qui ont enthousiasmé le public sont encore là mais le film tourne à vide. La magie est brisée parce que la formule a été trop utilisée. On a dit que ce film de Fisher marquait son essoufflement, son incapacité à renouveler une énième fois le thème de Frankenstein. Mais ce point de vue témoigne d’une incompréhension du film : celui-ci est manifestement un adieu au film d’horreur, un genre que Fisher aimait et dont il assiste, dégoûté, à la disparition. Si l’on avait un doute sur la conscience que Terence Fisher avait de son travail, il s’envole à la vision de Frankenstein et le Monstre de l’Enfer.  A quoi bon faire un Frankenstein de plus, dit clairement Fisher à la fin de ce film ? Il a tenu sa promesse et ne revint plus à la mise en scène.

***

La vision de ces cinq films de la Hammer nous a fourni une occasion unique de découvrir dans des conditions priviligiées ce pan du cinéma populaire anglais. Au cours de son âge d’or, la Hammer a donné de magnifiques livres d’images, de vraies bandes dessinées et, en même temps, de grands instants de rigolade nanardesque. La production du studio est un peu comme le Milon de Crotone : d’une beauté formelle indéniable mais d’une bêtise accablante. Les films de la Hammer, ou l’alliance du beau et du bête ?

10.04.11


[1] Interprété par Michael Gough, décédé récemment.
[2] La compagnie se contenta d’adapter Le Continent perdu en 1968, dirigé par Michael Carreras, par ailleurs en charge de la production de la compagnie, et, au moment de son déclin, Une vierge pour Satan, en coproduction avec des Allemands.
[3] Les deux films ne sont d’ailleurs pas sans parenté. Last Man on Earth avait d’abord été, et dès 1958, un projet de la Hammer. Persuadé qu’il ne passerait pas l’épreuve de la censure, la compagnie proposa à son partenaire et distributeur américain Robert Lippert de produire directement le film à son compte. La Hammer avait donc connaissance de I Am a Legend quand elle fit L’Invasion des Morts-vivants et rentra à l’occasion de cette production avortée en contact avec le romancier Richard Matheson, qui allait par la suite scénariser pour eux Fanatic (1965, de Silvio Narrizano) et Les Vierges de Satan (1968), évoqué plus haut.

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