samedi 19 février 2011

*** Sign of the Cross / Le Signe de la Croix (1932) de Cecil B. DeMille Et The Last Days of Pompeii / Les derniers Jours de Pompéi (1935) de Ernest B. Schoedsack

L’exposition consacrée à Jean-Léon Gérôme a été l’occasion pour le musée d’Orsay d’organiser une programmation cinéma dédiée au péplum, genre dont la peinture de Gérôme a défini la sémantique. Les projections, dans le bel auditorium du musée ou, exceptionnellement, dans la nef de la gare, ont permis de revenir sur un corpus dont le public ne connait souvent que les classiques hollywoodiens (Ben-Hur et Quo Vadis) et leurs succédanés italiens des années 60 (les Hercule et les Maciste). Les deux films que nous avons pu voir, Le Signe de la Croix et Les Derniers Jours de Pompéi, illustrent quelques unes des singularités et certains des paradoxes de la production antiquisante à Hollywood.

Le Signe de la Croix marque le retour de Cecil B. DeMille à la Paramount, une compagnie qu’il avait contribué à établir dans les années 10 et qu’il ne quitterait plus. Le budget de 650 000 dollars alloué à DeMille est modeste en comparaison aux productions monumentales qui feront par la suite sa gloire et Le Signe de la Croix ne frappe pas vraiment pour son gigantisme mais pour le grand écart qu’il effectue entre ferveur et putasserie. En effet, dans ce film tourné avant l’instauration du code Hays, DeMille exalte les valeurs religieuses par un récit proche de Quo Vadis qui conte le martyr des chrétiens dans la Rome antique. Mais il se complait aussi et surtout dans le spectacle des vices d’une société décadente : Charles Laughton compose un Néron chichiteux, Claudette Colbert prend des bains dans du lait d’ânesse tandis que les orgies s’achèvent en danses saphiques. Mais ce sont les dernières séquences, au cirque, qui constituent le clou du film : dans un délire sadomasochiste, l’arène se remplit d’amazones décapitant ou embrochant des pygmées tandis que des femmes nues sont livrées à des gorilles, des lions ou des crocodiles. Ces moments, impensables dans le système des studios qui allait s’instaurer, et le contraste qu’ils offrent avec le prêchi-prêcha saint-sulpicien font la saveur de ce film.

Les Derniers Jours de Pompéi fut tourné trois ans plus tard à la RKO par les auteurs de King Kong et des Chasses du Comte Zarroff. L’intrigue n’entretient qu’un rapport très lointain avec le roman du même titre de Bulwer Lytton mais elle constitue la principale surprise du film. En effet, l’histoire de Marcus , forgeron ruiné qui devient gladiateur puis fait fortune dans l’organisation des jeux du cirque est l’occasion d’une inattendue dénonciation du capitalisme. Avec Les Derniers Jours de Pompéi, le cinéma utilise le masque de l’Antiquité pour mieux parler de son temps. La morale, c’est que la course au profit et l’appât du gain ne suffisent pas donner un sens à une vie, comme finira par le comprendre le héros qui trouvera une rédemption, bien entendu, dans le Christ. Là encore, le scénario louche vers une œuvre de référence : ici, il s’agit de Ben-Hur qui partage avec ces Derniers Jours de Pompéi une mise en scène de la Passion ainsi que le parti-pris de refuser de représenter Jésus. Mais c’est moins dans ses passages bibliques que dans ses dernières scènes que le film trouve son apothéose. La séquence de l’explosion du Vésuve orchestrée par le maitre hollywoodien des effets spéciaux Willis O’Brien voit la destruction apocalyptique de vastes décors et impressionne encore. Néanmoins, Les Derniers Jours de Pompéi, en apparence plus sage que Le Signe de la Croix mais en vérité plus contestataire, fut un échec commercial et ne rapporta qu’une partie de son budget d’un million de dollars.

Le Signe de la Croix et Les Derniers Jours de Pompéi, deux films si différents alors même qu’ils appartiennent à la même décennie, témoignent de la richesse du péplum, genre sous-étudié et peu estimé. 

08.02.11

**** Somewhere (2010) de Sofia Coppola



Nous imaginions sans peine ce à quoi pouvait ressembler le nouveau film de Sofia Coppola, Somewhere, Lion d’Or de la Mostra de Venise : un film, de taille plus modeste et plus intimiste  que Marie-Antoinette (2006), sur la matrice de Lost in Translation (2003), qui transformerait l’ennui en une mélancolie drolatique et une rencontre en une union salvatrice. Le tout avec de l’électro planante en fond, of course. Somewhere peut en effet être résumé ainsi : Johnny, est une vedette de cinéma que sa vie de célébrité ne satisfait pas vraiment et qui retrouve un sens à son existence au contact de sa fille. 

Sauf que la trame s’avère plus subtile et que son traitement est nuancé. En vérité, le personnage principal n’est pas au bord du gouffre : il s’amuse bien mais il voudrait changer de vie. Johnny a beau être acteur, il ressemble à chacun d’entre nous. C’est un type simple, un peu agaçant mais pas détestable, auquel s’identifier est possible. Quant à sa relation avec sa fille, elle a toujours été au beau fixe. Complices, ils partagent d’emblée beaucoup. La remise en cause par Johnny de son existence vaine est un processus qui s’infiltre lentement dans le film et que Sofia Coppola aborde avec délicatesse. 

La cinéaste refuse la dramatisation à tel point que Somewhere donne l’impression de n’avoir pas été vraiment écrit (l’on s’interroge sans cesse sur ce qui va suivre) et, si l’on arrive à la conclusion attendue, c’est sans que l’on s’en soit rendu compte. Avec Somewhere, nous avons le plaisir d’assister à une sorte de « performatif ». Car une partie du bonheur qu’il y à regarder ce film réside dans le spectacle d’actions qui s’accomplissent dans leur durée sur l’écran. On assiste donc à la cuisson d’œufs Benedict, à un moulage du visage, à des parties de wii, des sorties en décapotable, à des strip-teases…

Ce film paisible, sans action, se constitue au fil de ces saynètes quotidiennes ou anodines sans rapport les unes avec les autres, de ces temps morts touchants et plaisants. Contrairement à ce qui prévaut dans bien des films d’Hollywood sur Hollywood, la Mecque du cinéma échappe aux mythes du glamour et du stupre. Le Hollywood des studios ne fait plus rêver : le film s’autorise même un détour en Italie, occasion d’un hommage inattendu à Fellini[1] et gage d’un affranchissement salutaire des conventions hollywoodiennes[2]. Sofia Coppola ravive donc l’image-temps chère au Nouvel Hollywood, un cinéma  de la contemplation et du détail, un cinéma sans pesanteur qui prend la liberté de respirer. 

C’est d’ailleurs au cinéma des années 70 que renvoient les séquences d’ouverture et de clôture, qui inscrivent dans l’espace l’enfermement du héros (le début) ou son désir de fuite (la fin). Certes, le film aurait pu se terminer plus tôt et la métaphore est appuyée mais elle a le mérite de la clarté. Somewhere n’est certes pas exempt de défauts, parmi lesquels figurent sa naïveté et sa légèreté, mais il confirme le talent de Sofia Coppola qui a su nous offrir un film qui à la fois s’inscrive avec cohérence dans sa filmographie et lui permette d’affiner son propos. 

Dans le lumineux et sensible Somewhere, on ne trouvera pas de grandes déclarations sur le sens de l’existence mais une ode à la vie, aux petites choses qui lui donnent sa saveur, et une invitation à la présence parce que les autres preuves d’amour passent toujours inaperçues. 

06.02.11


[1] Et à son épisode des Histoires extraordinaires.
[2] On observait ce même bienfait de l’expatriation dans Ocean’s Twelve de Steven Soderbergh.

**** Black Narcissus / Le Narcisse noir (1947) de Michael Powell et Emeric Pressburger



Sixième film des Archers, tourné entre Une Question de Vie ou de Mort et Les Chaussons rouges, Le Narcisse noir débute comme un film d’aventures exotiques sur des nonnes qui veulent s’établir dans un monastère de pacotille perché dans un Himalaya de studio. On craint un instant le pire mais, malgré la présence de Sabu, le Narcisse noir ne sera pas un livre d’images façon Le Livre de la Jungle

Car le spectateur comprend que ce périple infructueux au bout du monde n’est pas seulement un adieu nostalgique à  l’empire britannique alors en plein démembrement mais aussi et surtout une métaphore bouleversante de notre incapacité à refouler nos pensées et à tourner le dos au passé. Ce couvent, c’est le lieu où tout bascule dans la vie de chacun, le lieu où, face à la grandeur de la nature et l’absence de société, on se laisse aller à tout remettre en cause. Sur ce pic sans réalité aucune, les regrets les plus forts se rappellent aux personnages, les souvenirs les plus obsédants ressurgissent et les bonnes sœurs échappent aux stéréotypes et, les unes après les autres, s’interrogent sur leur vocation. 

Sentant probablement un tournage complexe en Inde, Powell et Pressburger, contrairement à leur contemporain Jean Renoir qui filme La Rivière (adapté du même auteur, Rumer Godden) in situ en Inde, n’y ont pas mis les pieds, filmant à Shepperton et dans un jardin botanique du Sussex. Ce choix débouche sur le paradoxe d’un film dont le sujet est le basculement mais s’avère parfaitement maitrisé. Cela a été souvent souligné, le film est magnifique, avec une photographie en technicolor et des décors remarquables. 

Mais, chez Powell et Pressburger, l’artifice, la féérie n’est jamais synonyme d’émerveillement béat ou d’inévitable puérilité : il est au contraire au service d’un propos fort, universel. Le Narcisse noir pourrait se résumer en termes de couleurs : c’est l’irruption du rouge, celui des lèvres et de la robe de sœur Ruth dans un univers fait d’aubes blanches. Le film vire dans sa dernière demi-heure au délire visuel et à l’explosion des couleurs. Les couloirs du palais de Mopu sont les méandres d’un esprit dérangé tandis que le vertige du désir enfoui trouve un écho dans l’à-pic des montagnes. 

Le Narcisse noir, loin d’être un pensum religieux frappe même par sa sensualité, toujours présente. Le film tire d’ailleurs son titre d’un parfum et Jean Simmons vient apporter une touche d’érotisme. Powell et Pressburger ont donc signé un film très étonnant, une des œuvres les plus insolites du trop méconnu cinéma britannique. Le Narcisse noir, choquant et flamboyant, s’impose comme un film aux antipodes des idées reçues sur le septième art anglais, souvent perçu comme froid et ironique.

03.02.11

*** Mulholland Drive (2001) de David Lynch




Il est des films sur lesquels celui qui se prétend cinéphile ne peut faire l’impasse. Mulholland Drive fait de toute évidence partie de cette catégorie. Signe de la place majeure qu’occupe le film dans la théorie et la critique contemporaines, l’édition de janvier 2010 des Cahiers du Cinéma le désignait comme le meilleur film de la décennie passée. Difficile, par conséquent, d’aborder Mulholland Drive sans a priori : le spectateur sera donc, avant même d’entrer dans la salle, enclin à la révérence ou à la méfiance. En étudiant Mulholland Drive, il convient donc de comprendre comment un cinéaste aussi difficile que David Lynch a pu, par ce seul film, s’ériger en figure incontournable du 7e art.

L’art de l’ellipse. N’est-il pas symptomatique que ce film si acclamé, considéré comme l’apogée cinématographique des années 2000, trouve ses racines dans un pilote de série télé ? A l’heure des « megamovies », des séries qui font la part belle à la densité psychologique et remplacent les sagas filmesques, Mulholland Drive remplit sa fonction première : ouvrir des pistes pour des dizaines de récits possibles.

Car le film de Lynch n’est pas une succession de vignettes liées entre elles mais une juxtaposition de séquences dont les relations secrètes semblent échapper au spectateur. Ce n’est donc pas Short Cuts mais bel et bien « Jump Cuts » puisque les liens logiques disparaissent dans des ellipses saisissantes et des enchainements déroutants (Cyril Beghuin, dans le numéro précité des Cahiers du Cinéma).

Tel quel, ce téléfilm rallongé artificiellement par l’insertion de saynètes inquiétantes est un challenge : il semble de premier abord un puzzle complexe mais intelligible mais échappe en fait toujours à la compréhension du spectateur.

Une matrice classique. C’est que David Lynch a recours à une matrice rassurante car connue et rationnelle : la mécanique hitchcockienne, chère au cœur des enfants de la cinéphilie. Comme dans Fenêtre sur Cour, une jeune femme se transforme en détective amateur et se lance avec audace dans une enquête complexe. Comme dans Sueurs froides, le film redémarre à sa moitié et l’identité des héroïnes y est floue, interchangeable. Sauf qu’alors que l’agencement hitchcockien amène à une clôture du récit, celui de Lynch débouche sur une série d’interrogations.

La référence au cinéma classique irrigue le film tout entier qui est aussi une satire de l’industrie du spectacle. Le Hollywood d’antan est là, il est partout. On y tourne des films rétro, des starlettes dansent le jitterbug tandis qu’un magnat reclus à la Howard Hughes et la mafia façon le Parrain essaient d’influencer les castings. Le décor est celui des immeubles hispanisants et des villas luxueuses.

Hubris et esbroufe. Domine une impression de « déjà-vu », paradoxale chez un metteur en scène perçu comme un démiurge. De plus, Lynch réussit à briser notre confort en entretenant la peur et ce, par des procédés parfois douteux : il agite des marionnettes terrifiantes, un couple de vieux ou un homme-singe, dont les irruptions brutales dans le cadre suffisent à tétaniser le spectateur. L’humour noir, heureusement, est omniprésent comme dans la séquence avec le Cowboy, cartoonesque comme dans un film des frères Coen, ou dans celle, drolatique, où un tueur à gages malchanceux est contraint d’assassiner deux témoins en plus de sa victime.

Lynch, donc, a signé un film où, par accident, se sont rencontrés les aspirations d’un public avide de pirouettes scénaristiques et d’esbroufe et son propre génie brouillon et incontrôlable. On se réjouit pour Lynch, jusqu’à son excès d’hubris final, ce « silencio » qui invite à se taire devant l’œuvre qui vient d’être présentée. On ne saurait trouver propos plus en contradiction avec notre foi profonde en la nécessité pour le cinéma de susciter un dialogue.

L’empire de l’affect. Mais le discours, Lynch le met au second plan dans son cinéma. Et c’est ce constat qui inverse notre jugement. Mulholland Drive est un parent de ces films majeurs tels La Prisonnière du Désert ou Le troisième Homme où le non-dit l’emporte, où les émotions transpirent des images et pénètrent le spectateur. Ici, à la perte du récit répond une plongée dans les sentiments. Car, si l’on ne comprend rien dans Mulholland Drive, on y ressent tout : l’abandon, la peur, la jalousie, la lassitude…. Stéphane Delorme, dans son texte du programme de la Cinémathèque, définit ainsi à juste titre Mulholland Drive comme un « empire de l’affect aux émotions dévastatrices ».

Voir Mulholland Drive, c’est entrer dans l’empire de l’affect.

25.11.10

*** Harry Brown (2009) de Daniel Barber



Harry Brown n’a pas peur. On pourra le juger rétrograde ou inepte mais reconnaissons lui au moins le cran de tenir un discours qui ne passe pas. Car Harry Brown, sans s’encombrer d’ambiguïté ou de nuance, ravive ni plus ni moins que le spectre du justicier des années 70. La comparaison avec le récent Gran Torino est instructive. D’un côté, Clint Eastwood, un papy qui ramollit, revient sur ses positions et rallie le camp de la bien-pensance ; de l’autre, le sexagénaire Michael Caine a les couilles de tourner dans un film qui choque.

Le sujet est simple. Dans une banlieue londonienne, une cité faite de barres glauques. Dans ces « cages-à-poules », une bande de racailles fait la loi. Et ce, jusqu’à ce qu’un veuf, marine retraité, décide de venger la mort de son meilleur ami. Harry Brown leur veut beaucoup de mal à ces petites frappes, dépeintes comme de vraies ordures pleines de morgue. Et la police dans tout cela ? Elle est impuissante, qu’elle soit incompétente (c’est le cas du commissaire) ou compréhensive (c’est le cas de la jeune inspectrice).

Les limites de cet éloge de la justice expéditive, construit sur des simplifications que l’on jugera selon son opinion réductrices ou éclairantes, sont toujours aussi évidentes qu’au temps des justiciers à la Bronson : guérir pour prévenir, s’attaquer aux effets pour remédier aux causes demeurent probablement des méthodes succinctes. De plus, le film s’embarrasse de la thèse controversée qui veut que derrière la petite délinquance se trouve toujours un crime organisé plus puissant capable de l’instrumentaliser. Mais, surtout, Harry Brown rappelle que les réalités préoccupantes de nos voisins d’outre-manche ne sont pas si éloignées des nôtres.

Le film frappe tout particulièrement parce qu’il inscrit le thème du « vigilante » dans une violence urbaine belle et bien contemporaine. Car ces images de sauvagerie collective filmées par des téléphones portables ou les séquences d’émeutes sur lesquelles s’achève le film rappellent de façon perturbante l’actualité. L’impact de ce film n’en est que plus grand et le cinéaste use de ce sentiment de réalité, s’aventurant aux limites du soutenable. On retiendra en particulier une séquence dans une serre de cannabis qui mêle drogue, armes à feu et pornographie : le malaise qu’elle suscite est tel que l’on ne sait si elle semble durer ou si le cinéaste joue sur nos nerfs. 

La situation trouve in extremiis une conclusion ironique (« You failed to maintain your weapon, son. »), dans la veine de l’humour très noir de Get Carter, dont la popularité croissante en Grande Bretagne explique probablement le choix de Michael Caine pour le rôle-titre dans ce premier film. L’acteur se montre touchant et le metteur en scène se révèle à la hauteur de son impeccable interprète. Tous deux parviennent à faire exister le personnage, l’introduisant par la description d’une journée de son existence paisible. 

Daniel Barber développe un style visuel fort, avec une caméra mobile, et a l’intelligence de montrer les engrenages de la violence en bande, comme dans la séquence d’ouverture où une séance de défonce mène à un assassinat gratuit ou dans une séquence muette, filmée depuis le lointain, où une rencontre dégénère en affrontement. Particulièrement sordide et violent, Harry Brown dérange.
08.02.11