Sixième film des Archers, tourné entre Une Question de Vie ou de Mort et Les Chaussons rouges, Le Narcisse noir débute comme un film d’aventures exotiques sur des nonnes qui veulent s’établir dans un monastère de pacotille perché dans un Himalaya de studio. On craint un instant le pire mais, malgré la présence de Sabu, le Narcisse noir ne sera pas un livre d’images façon Le Livre de la Jungle.
Car le spectateur comprend que ce périple infructueux au bout du monde n’est pas seulement un adieu nostalgique à l’empire britannique alors en plein démembrement mais aussi et surtout une métaphore bouleversante de notre incapacité à refouler nos pensées et à tourner le dos au passé. Ce couvent, c’est le lieu où tout bascule dans la vie de chacun, le lieu où, face à la grandeur de la nature et l’absence de société, on se laisse aller à tout remettre en cause. Sur ce pic sans réalité aucune, les regrets les plus forts se rappellent aux personnages, les souvenirs les plus obsédants ressurgissent et les bonnes sœurs échappent aux stéréotypes et, les unes après les autres, s’interrogent sur leur vocation.
Sentant probablement un tournage complexe en Inde, Powell et Pressburger, contrairement à leur contemporain Jean Renoir qui filme La Rivière (adapté du même auteur, Rumer Godden) in situ en Inde, n’y ont pas mis les pieds, filmant à Shepperton et dans un jardin botanique du Sussex. Ce choix débouche sur le paradoxe d’un film dont le sujet est le basculement mais s’avère parfaitement maitrisé. Cela a été souvent souligné, le film est magnifique, avec une photographie en technicolor et des décors remarquables.
Mais, chez Powell et Pressburger, l’artifice, la féérie n’est jamais synonyme d’émerveillement béat ou d’inévitable puérilité : il est au contraire au service d’un propos fort, universel. Le Narcisse noir pourrait se résumer en termes de couleurs : c’est l’irruption du rouge, celui des lèvres et de la robe de sœur Ruth dans un univers fait d’aubes blanches. Le film vire dans sa dernière demi-heure au délire visuel et à l’explosion des couleurs. Les couloirs du palais de Mopu sont les méandres d’un esprit dérangé tandis que le vertige du désir enfoui trouve un écho dans l’à-pic des montagnes.
Le Narcisse noir, loin d’être un pensum religieux frappe même par sa sensualité, toujours présente. Le film tire d’ailleurs son titre d’un parfum et Jean Simmons vient apporter une touche d’érotisme. Powell et Pressburger ont donc signé un film très étonnant, une des œuvres les plus insolites du trop méconnu cinéma britannique. Le Narcisse noir, choquant et flamboyant, s’impose comme un film aux antipodes des idées reçues sur le septième art anglais, souvent perçu comme froid et ironique.
03.02.11
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