samedi 29 janvier 2011

*** One + One (1968) de Jean-Luc Godard


  1. One + One = pop + politique

Il faudra un jour que quelqu’un écrive le livre qu’il convient sur les relations entre rock’n’roll et cinéma. Et entre jazz et cinéma aussi, d’ailleurs.

Godard à la croisée des chemins. Dans One + One, Jean-Luc Godard filme les Rolling Stones dans le Swingin’ London et son film n’a rien à voir avec une fiction comme Help ! (1965, Richard Lester) ou avec un documentaire comme Woodstock (Michael Wadleigh, 1970). Le cinéaste suisse nous propose au contraire un essai tout personnel sur les relations entre pop et politique. Lui-même se trouve alors au croisement des deux : il vient, après des films de plus en plus colorés et pop comme Pierrot le Fou (1965) ou Made In USA (1966), de signer Week-End (1967), sa dernière œuvre commerciale avant Tout va bien (1972), et vient d’entamer l’expérience du groupe Dziga Vertov, collectif politique.

Les Stones au travail. Dans One + One, il y a, comme l’indique le titre, deux films en un. La moitié du film consiste en de longs plans-séquences montrant l’enregistrement par les Rolling Stones de la chanson Sympathy for the Devil dont les paroles mêlent perversion sataniste et résonances politiques. Remarquable document sur un des titres les plus fascinants du groupe, on voit ainsi toutes les étapes progressives du travail en studio, l’élaboration musicale de ce chef d’œuvre, les pistes écartées, jusqu’au choix d’une rythmique africaine et de cris en guise en chœur. Le film reflète aussi le tournant artistique qui s’opère au sein des Stones : face à un Brian Jones effacé, isolé et absent, à qui il faut expliquer chaque accord, c’est Mick Jagger qui domine la session.

Ciné-tracts. L’autre moitié du film se compose d’une série de sketches politiques, proches des ciné-tracts que Godard affectionnait alors. Si l’on excepte les tags de slogans marxistes par Anne Wiazemsky à travers la capitale britannique qui ponctuent le film, on a ainsi : dans une casse, des militants noirs qui dissertent sur leur désir des femmes blanches, la musique blues et la révolution à venir ; une allégorie de la démocratie qui est interrogée par des journalistes dans un cadre champêtre et qui finira abattue devant des caméras de cinéma; une librairie remplie de revues porno et de pulp fictions qui est le siège d’une réunion fasciste. Les segments sont reliés par la lecture en voix-off d’extraits d’un roman de deux sous plein d’action et de cul dans lequel les personnages ont des noms de figures politiques de l’époque.

  1. Pop + politique = pop

Godard, de toute évidence, entend montrer la difficulté d’inventer un discours, une pensée politique en dehors de la culture populaire, d’inventer en dehors du cadre social qui reprend toujours le dessus.

Le virage politique des Stones. Les Stones, pour Godard, sont le symbole même de cette interpénétration de la pop et de la politique, de cette pop-politique. Les Rolling Stones jusqu’alors s’étaient faits remarquer par leur audace sexuelle et leur machisme choquant, comme en témoignent Stupid Girl, Under My Thumb, Yesterday’s Papers, Back Street Girl, My Obsession, I Can’t Get No Satisfaction, Let’s Spend The Night Together… Si leur agressivité sociale avait créé un certain émoi (Play With Fire ou Get Out of My Cloud…), leurs problèmes avec les drogues et leur arrestation en 1967 avaient également suscité une série de chansons à scandale, faisant parfois référence directement à leurs mésaventures judiciaires: Stoned, Mother’s Little Helper, Lady Jane, Connection, We Love You, Jumpin’ Jack Flash… Avec l’album Beggars Banquet, enregistré de mars à juillet 1968 et sorti en décembre de la même année, les Stones quittent leur lutte contre les bonnes mœurs et investissent le terrain politique à l’heure où l’Europe semble au bord de l’explosion, un tumulte qu’ils ne peuvent ignorer. C’est ce tournant qui intéresse Godard.

Ambigüité des Stones. Mais le texte de Sympathy for the Devil est ambigu : on perçoit qu’il a des implications politiques (on y parle de la révolution bolchévique, de nazisme et d’assassinat des Kennedy) et qu’il défie l’ordre établi (« every cop is a criminal ») mais qui peut dire ce qu’il signifie ? La plupart des autres chansons de l’album font preuve de la même ambivalence et s’affirment, à y bien regarder, comme des chansons tout sauf révolutionnaires:

-          Dans Jig-Saw Puzzle, Mick Jagger et Keith Richards dépeignent le monde troublé qui les entoure, peuplé de gens étranges, un monde dans lequel même la reine d’Angleterre demande ce qui se passe. Ils dressent ensuite le portrait du groupe : un chanteur (Jagger) en colère, un bassiste (Wyman) obsédé par les filles, un batteur (Watts) qui cherche juste à garder son rythme et des guitaristes (Jones et Richards), des parias ravagés par la vie. Le refrain illustre le désintérêt des Stones pour la politique : « moi, j’attends patiemment (…), nous cherchons juste à faire notre puzzle »…
-          Dans Street Fighting Man, la référence aux émeutes de 68 est directe : « Partout, j’entends les bruits de ceux qui manifestent et qui chargent (…) et le temps est venu de se battre dans les rues ». Mais les Stones sont particulièrement pessimistes à l’égard d’un possible changement, qui sera tout au plus une « révolution de palais ». « Le jeu à jouer, chantent-ils, est celui du compromis ». Ils concluent : « que peut faire un gars pauvre, si ce n’est chanter dans un groupe de rock, parce qu’il n’y a pas de place pour un combattant des rues à Londres ? ». On ne saurait être plus clair… L’appel au calme est proche de Revolution, la chanson contemporaine des Beatles.
-          Dans Factory Girl, pastiche de musique country comme un certain nombre des chansons de l’album, illustre le regard méprisant que les Stones portent sur la classe ouvrière. La jeune femme dont il est question a des « genoux bien trop gras » et des « taches sur sa robe ».
-          Dans Salt of the Earth, ils poursuivent dans la même lancée. Derrière ses airs d’ode au peuple (« Buvons à la santé des travailleurs… »), la chanson baigne dans un cynisme insupportable. En effet, Jagger et Richards ne cachent pas leur condescendance à l’égard de l’homme de la rue, symptomatique de l’isolement de la rock star : « quand je regarde cette foule sans visages, (…) ils ne me semblent pas réels ; en fait, ils me semblent si étranges ». Les deux prima donna de la folk, Joan Baez et Judy Collins, n’y virent que du feu et reprirent naïvement Salt of the Earth.

Jagger et ses camarades sont donc loin d’être des révolutionnaires. Jean-Luc Godard filme les rockers au travail et ceux-ci, loin d’être turbulents, sont présentés comme calmes, posés, réfléchis. Dénoncés par les militants noirs, ils sont les voleurs du blues, musique impulsive qu’ils ont assagie en se l’appropriant. En fait, avec One + One, les Rolling Stones sont les victimes de Godard qui démonte le mythe des bad boys, leur image de révoltés. Pour Godard, l’idée alors répandue d’une révolution qui passerait par la musique pop est une illusion. Force est de reconnaitre que sa démonstration est convaincante.

La récupération de la politique par la pop. Godard poursuit son raisonnement dans les autres segments où la société et la culture contemporaines absorbent le message politique. Dans les épisodes des Black Panthers, ceux-ci ne font que répéter des discours idéologiques que l’on trouve dans les livres-manifestes et ne peuvent pas s’empêcher de se passer des fusils comme s’ils travaillaient à la chaine dans une usine. Dans la librairie, les propos du récitant nous intéressent moins que les aguichantes couvertures des magazines et Godard, en mettant en scène comme clients des bourgeois, créée un lien direct entre conformisme social et culture populaire. Avec l’interview d’Eve Democratie, prisonnière de « oui » et de « non » face aux reporters, Godard expose la situation de l’artiste engagé, coincé dans la posture convenue de l’intellectuel qui a réponse à tout. La mort d’Eve Democracy sur laquelle s’achève One + One, en un simulacre de film hollywoodien avec mouvement de grue élégiaque, illustre cette récupération de la lutte politique par une industrie putassière.

  1. Politique – pop = ?

Lutter contre la contamination. One + One reprend donc la réflexion de Godard là où Pierrot le Fou nous avait laissé, c’est-à-dire à l’affirmation de la nécessité de la lutte politique. Mais quelles modalités celle-ci doit-elle prendre puisque la rencontre de la pop et politique se solde irrémédiablement par un affaiblissement du discours politique ? Pour JLG, qui fait alors lui-même personnellement face à cette problématique, la contamination de la politique par la pop est à éviter mais elle semble bel et bien inévitable. La vraie révolte, c’est au fond de sortir de la case que la société vous a réservée. La solution est dans la « déculturation », le rejet de toutes cultures.

Vers l’acculturation. Une des interrogations des journalistes à Eve Democracy résume la pensée de Godard : « Pour être un révolutionnaire intellectuel, la seule façon, c’est de cesser d’être un intellectuel ? ». Probablement. Godard laisse la question ouverte, comme la chanson des Stones dont nous n’entendrons pas la version finale dans le montage initial de Godard, aujourd’hui restauré. De même que les Stones cherchent la bonne version de leur chanson et que One + One abandonne le processus créatif avant son terme, Godard recherche la juste position pour l’intellectuel et la révolution est en marche. Centré sur le processus artistique, le film n’est qu’une gestation, une ébauche.

Effervescence ou confusion ? One + One permet de retrouver toute l’ironie de Godard, également perceptible à travers les jeux de mots brillants qu’il fait à partir d’expressions courantes. Comme dans La Chinoise, on ne croit pas trop à son engagement gauchiste. Mais son message, lui, sur la relation conflictuelle entre pop et politique a une vraie valeur. C’est ce que l’on retient de ce film riche de sens, peut-être même trop puisqu’il en devient extrêmement brouillon et intellectualisé, comme bien des films de Godard. Il ravira en tous cas les amateurs des Rolling Stones dont fait partie l’auteur de ces lignes.

16.04.10