Il est des films sur lesquels celui qui se prétend cinéphile ne peut faire l’impasse. Mulholland Drive fait de toute évidence partie de cette catégorie. Signe de la place majeure qu’occupe le film dans la théorie et la critique contemporaines, l’édition de janvier 2010 des Cahiers du Cinéma le désignait comme le meilleur film de la décennie passée. Difficile, par conséquent, d’aborder Mulholland Drive sans a priori : le spectateur sera donc, avant même d’entrer dans la salle, enclin à la révérence ou à la méfiance. En étudiant Mulholland Drive, il convient donc de comprendre comment un cinéaste aussi difficile que David Lynch a pu, par ce seul film, s’ériger en figure incontournable du 7e art.
L’art de l’ellipse. N’est-il pas symptomatique que ce film si acclamé, considéré comme l’apogée cinématographique des années 2000, trouve ses racines dans un pilote de série télé ? A l’heure des « megamovies », des séries qui font la part belle à la densité psychologique et remplacent les sagas filmesques, Mulholland Drive remplit sa fonction première : ouvrir des pistes pour des dizaines de récits possibles.
Car le film de Lynch n’est pas une succession de vignettes liées entre elles mais une juxtaposition de séquences dont les relations secrètes semblent échapper au spectateur. Ce n’est donc pas Short Cuts mais bel et bien « Jump Cuts » puisque les liens logiques disparaissent dans des ellipses saisissantes et des enchainements déroutants (Cyril Beghuin, dans le numéro précité des Cahiers du Cinéma).
Tel quel, ce téléfilm rallongé artificiellement par l’insertion de saynètes inquiétantes est un challenge : il semble de premier abord un puzzle complexe mais intelligible mais échappe en fait toujours à la compréhension du spectateur.
Une matrice classique. C’est que David Lynch a recours à une matrice rassurante car connue et rationnelle : la mécanique hitchcockienne, chère au cœur des enfants de la cinéphilie. Comme dans Fenêtre sur Cour, une jeune femme se transforme en détective amateur et se lance avec audace dans une enquête complexe. Comme dans Sueurs froides, le film redémarre à sa moitié et l’identité des héroïnes y est floue, interchangeable. Sauf qu’alors que l’agencement hitchcockien amène à une clôture du récit, celui de Lynch débouche sur une série d’interrogations.
La référence au cinéma classique irrigue le film tout entier qui est aussi une satire de l’industrie du spectacle. Le Hollywood d’antan est là, il est partout. On y tourne des films rétro, des starlettes dansent le jitterbug tandis qu’un magnat reclus à la Howard Hughes et la mafia façon le Parrain essaient d’influencer les castings. Le décor est celui des immeubles hispanisants et des villas luxueuses.
Hubris et esbroufe. Domine une impression de « déjà-vu », paradoxale chez un metteur en scène perçu comme un démiurge. De plus, Lynch réussit à briser notre confort en entretenant la peur et ce, par des procédés parfois douteux : il agite des marionnettes terrifiantes, un couple de vieux ou un homme-singe, dont les irruptions brutales dans le cadre suffisent à tétaniser le spectateur. L’humour noir, heureusement, est omniprésent comme dans la séquence avec le Cowboy, cartoonesque comme dans un film des frères Coen, ou dans celle, drolatique, où un tueur à gages malchanceux est contraint d’assassiner deux témoins en plus de sa victime.
Lynch, donc, a signé un film où, par accident, se sont rencontrés les aspirations d’un public avide de pirouettes scénaristiques et d’esbroufe et son propre génie brouillon et incontrôlable. On se réjouit pour Lynch, jusqu’à son excès d’hubris final, ce « silencio » qui invite à se taire devant l’œuvre qui vient d’être présentée. On ne saurait trouver propos plus en contradiction avec notre foi profonde en la nécessité pour le cinéma de susciter un dialogue.
L’empire de l’affect. Mais le discours, Lynch le met au second plan dans son cinéma. Et c’est ce constat qui inverse notre jugement. Mulholland Drive est un parent de ces films majeurs tels La Prisonnière du Désert ou Le troisième Homme où le non-dit l’emporte, où les émotions transpirent des images et pénètrent le spectateur. Ici, à la perte du récit répond une plongée dans les sentiments. Car, si l’on ne comprend rien dans Mulholland Drive, on y ressent tout : l’abandon, la peur, la jalousie, la lassitude…. Stéphane Delorme, dans son texte du programme de la Cinémathèque, définit ainsi à juste titre Mulholland Drive comme un « empire de l’affect aux émotions dévastatrices ».
Voir Mulholland Drive, c’est entrer dans l’empire de l’affect.
25.11.10
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